Incertitude et imprévu

Publié le par alain.éli laurent-faucon - éli-alain - 絵莉 - noriko

Affronter l'incertitude, s'attendre à l'imprévu, et penser la complexité - autant de chemins pour conduire sa pensée en compagnie du philosophe Edgar MORIN.

 

- Blog -

 

絵莉 & Alain

 

...

 

AVANT TOUT PROPOS

...

Vivre avec l'incertitude

Entretien

Edgar Morin : « Nous devons vivre avec l'incertitude »

https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude

La pandémie du coronavirus a remis brutalement la science au centre de la société. Celle-ci va-t-elle en sortir transformée ?

Edgar Morin : Ce qui me frappe, c’est qu’une grande partie du public considérait la science comme le répertoire des vérités absolues, des affirmations irréfutables. Et tout le monde était rassuré de voir que le président s’était entouré d’un conseil scientifique. Mais que s’est-il passé ? Très rapidement, on s’est rendu compte que ces scientifiques défendaient des points de vue très différents parfois contradictoires, que ce soit sur les mesures à prendre, les nouveaux remèdes éventuels pour répondre à l’urgence, la validité de tel ou tel médicament, la durée des essais cliniques à engager… Toutes ces controverses introduisent le doute dans l’esprit des citoyens.

Vous voulez dire que le public risque de perdre confiance en la science ?

E.M. : Non, s’il comprend que les sciences vivent et progressent par la controverse. Les débats autour de la chloroquine, par exemple, ont permis de poser la question de l’alternative entre urgence ou prudence. Le monde scientifique avait déjà connu de fortes controverses au moment de l’apparition du sida, dans les années 1980. Or, ce que nous ont montré les philosophes des sciences, c’est précisément que les controverses font partie inhérente de la recherche. Celle-ci en a même besoin pour progresser.

Malheureusement, très peu de scientifiques ont lu Karl Popper, qui a établi qu’une théorie scientifique n’est telle que si elle est réfutable, Gaston Bachelard, qui a posé le problème de la complexité de la connaissance, ou encore Thomas Kuhn, qui a bien montré comment l’histoire des sciences est un processus discontinu. Trop de scientifiques ignorent l’apport de ces grands épistémologues et travaillent encore dans une optique dogmatique.

La crise actuelle sera-t-elle de nature à modifier cette vision de la science ?

E.M. : Je ne peux pas le prédire, mais j’espère qu’elle va servir à révéler combien la science est une chose plus complexe qu’on veut bien le croire – qu’on se place d’ailleurs du côté de ceux qui l’envisagent comme un catalogue de dogmes, ou de ceux qui ne voient les scientifiques que comme autant de Diafoirus (charlatan dans la pièce Le Malade imaginaire de Molière, Ndlr) sans cesse en train de se contredire…

J'espère que cette crise va servir à révéler combien la science est une chose plus complexe qu’on veut le croire. C'est une réalité humaine qui, comme la démocratie, repose sur les débats d’idées.

La science est une réalité humaine qui, comme la démocratie, repose sur les débats d’idées, bien que ses modes de vérification soient plus rigoureux. Malgré cela, les grandes théories admises tendent à se dogmatiser, et les grands innovateurs ont toujours eu du mal à faire reconnaitre leurs découvertes. L’épisode que nous vivons aujourd'hui peut donc être le bon moment pour faire prendre conscience, aux citoyens comme aux chercheurs eux-mêmes, de la nécessité de comprendre que les théories scientifiques ne sont pas absolues, comme les dogmes des religions, mais biodégradables...

La catastrophe sanitaire, ou la situation inédite de confinement que nous vivons actuellement : qu’est-ce qui est, selon vous, le plus marquant ?

E.M. : Il n’y a pas lieu d’établir une hiérarchie entre ces deux situations, puisque leur enchaînement a été chronologique et débouche sur une crise qu’on peut dire de civilisation, car elle nous oblige à changer nos comportements et change nos existences, au niveau local comme au niveau planétaire. Tout cela est un ensemble complexe. Si on veut l’envisager d’un point de vue philosophique, il faut tenter de faire la connexion entre toutes ces crises et réfléchir avant tout sur l’incertitude, qui en est la principale caractéristique. 

Ce qui est très intéressant, dans la crise du coronavirus, c’est qu’on n’a encore aucune certitude sur l’origine même de ce virus, ni sur ses différentes formes, les populations auxquelles il s’attaque, ses degrés de nocivité… Mais nous traversons également une grande incertitude sur toutes les conséquences de l’épidémie dans tous les domaines, sociaux, économiques...

Mais en quoi ces incertitudes forment-elles, selon vous, le lien entre ces toutes ces crises ?

E.M. : Parce que nous devons apprendre à les accepter et à vivre avec elles, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de certitudes toujours plus nombreuses sur le futur, souvent illusoires, parfois frivoles, quand on nous a décrit avec précision ce qui va nous arriver en 2025 ! L’arrivée de ce virus doit nous rappeler que l’incertitude reste un élément inexpugnable de la condition humaine. Toutes les assurances sociales auxquelles vous pouvez souscrire ne seront jamais capables de vous garantir que vous ne tomberez pas malade ou que vous serez heureux en ménage ! Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…

C’est votre propre règle de vie ?

E.M. C’est plutôt le résultat de mon expérience. J’ai assisté à tant d’événements imprévus dans ma vie – de la résistance soviétique dans les années 1930 à la chute de l’URSS, pour ne parler que de deux faits historiques improbables avant leur venue – que cela fait partie de ma façon d’être. Je ne vis pas dans l’angoisse permanente, mais je m’attends à ce que surgissent des événements plus ou moins catastrophiques. Je ne dis pas que j’avais prévu l’épidémie actuelle, mais je dis par exemple depuis plusieurs années qu’avec la dégradation de notre biosphère, nous devons nous préparer à des catastrophes. Oui, cela fait partie de ma philosophie : « Attends-toi à l’inattendu. »

Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille…

En outre, je me préoccupe du sort du monde après avoir compris, en lisant Heidegger en 1960, que nous vivons dans l’ère planétaire, puis en 2000 que la globalisation est un processus pouvant provoquer autant de nuisances que de bienfaits. J’observe aussi que le déchaînement incontrôlé du développement techno-économique, animé par une soif illimitée de profit et favorisé par une politique néolibérale généralisée, est devenu nocif et provoque des crises de toutes sortes… À partir de ce moment-là, je suis intellectuellement préparé à faire face à l’inattendu, à affronter les bouleversements.

Le philosophe Edgar Morin dans sa maison de Montpellier, en novembre 2018. Ian HANNING/REA

Pour s’en tenir à la France, comment jugez-vous la gestion de l’épidémie par les pouvoirs publics ?

E.M. : Je regrette que certains besoins aient été niés, comme celui du port du masque, uniquement pour… masquer le fait qu’il n’y en avait pas ! On a dit aussi : les tests ne servent à rien, uniquement pour camoufler le fait qu’on n’en avait pas non plus. Il serait humain de reconnaître que des erreurs ont été commises et qu’on va les corriger. La responsabilité passe par la reconnaissance de ses erreurs. Cela dit, j’ai observé que, dès son premier discours de crise, le président Macron n’a pas parlé que des entreprises, il a parlé des salariés et des travailleurs. C’est un premier changement ! Espérons qu’il finisse par se libérer du monde financier : il a même évoqué la possibilité de changer le modèle de développement…

Allons-nous alors vers un changement économique ?

E.M. Notre système fondé sur la compétitivité et la rentabilité a souvent de graves conséquences sur les conditions de travail. La pratique massive du télétravail qu’entraîne le confinement peut contribuer à changer le fonctionnement des entreprises encore trop hiérarchiques ou autoritaires. La crise actuelle peut accélérer aussi le retour à la production locale et l’abandon de toute cette industrie du jetable, en redonnant du même coup du travail aux artisans et au commerce de proximité. Dans cette période où les syndicats sont très affaiblis, ce sont toutes ces actions collectives qui peuvent peser pour améliorer les conditions de travail.

Sommes-nous en train de vivre un changement politique, où les rapports entre l’individu et le collectif se transforment ?

E.M. : L’intérêt individuel dominait tout, et voilà que les solidarités se réveillent. Regardez le monde hospitalier : ce secteur était dans un état de dissensions et de mécontentements profonds, mais, devant l’afflux de malades, il fait preuve d’une solidarité extraordinaire. Même confinée, la population l’a bien compris en applaudissant, le soir, tous ces gens qui se dévouent et travaillent pour elle. C’est incontestablement un moment de progrès, en tout cas au niveau national.

Je ne dis pas que la sagesse, c’est de rester toute sa vie dans sa chambre, mais ne serait-ce que sur notre mode de consommation ou d’alimentation, ce confinement est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices.

Malheureusement, on ne peut pas parler d’un réveil de la solidarité humaine ou planétaire. Pourtant nous étions déjà, êtres humains de tous les pays, confrontés aux mêmes problèmes face à la dégradation de l’environnement ou au cynisme économique. Alors qu’aujourd'hui, du Nigeria à Nouvelle-Zélande, nous nous retrouvons tous confinés, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. Ce serait le moment de rafraîchir notre humanisme, car tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur.

Que peut nous apprendre le philosophe que vous êtes pour passer ces longues périodes de confinement ?

E.M. : C’est vrai que pour beaucoup d’entre nous qui vivons une grande partie de notre vie hors de chez nous, ce brusque confinement peut représenter une gêne terrible. Je pense que ça peut être l’occasion de réfléchir, de se demander ce qui, dans notre vie, relève du frivole ou de l’inutile. Je ne dis pas que la sagesse, c’est de rester toute sa vie dans sa chambre, mais ne serait-ce que sur notre mode de consommation ou d’alimentation, c’est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices, le moment de s’en désintoxiquer. C’est aussi l’occasion de prendre durablement conscience de ces vérités humaines que nous connaissons tous, mais qui sont refoulées dans notre subconscient : que l’amour, l’amitié, la communion, la solidarité sont ce qui font la qualité de la vie. ♦

 

TITRE PREMIER

 

Affronter l'incertitude - Edgar MORIN

 

La pensée du ce qui est, ou de ce qui advient, est une pensée en train de se questionner elle-même, de douter de ses certitudes, d'être sans cesse en écart à l'équilibre. Hier comme aujourd'hui, le philosophe et sociologue Edgar Morin nous dit qu'il faut apprendre à vivre avec l'incertitude.

Les réflexions du penseur de l'explosion des savoirs, de la complexité du réel et de l'incertitude ont été publiées dans le Hors-Série de mars/avril 1999 de la revue Science Humaine, « La dynamique des savoirs », et ont été recueillies par Martine Fournier et Jean-Claude Ruano-Borbalan .

Comme le rappelle la revue Sciences Humaines, la démarche de la complexité – toujours selon Edgar Morin - doit relever plusieurs défis :

1°) penser l'articulation entre le sujet et l'objet de la connaissance ;

2°) penser l'enchevêtrement des divers facteurs (biologique, économique, culturel, psychologique etc.) qui se combinent dans tout phénomène humain ; penser les liens indissolubles entre ordre et désordre ;

3°) aborder les phénomènes humains en prenant en compte les interactions, les phénomènes d'émergence ;

4°) penser l'événement dans ce qu'il a de créateur, de singulier.


 

 « Je pense que le système devrait être réformé en fonction de CINQ PRINCIPES », nous dit, en effet, le philosophe :


 

a) le premier nous vient de Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine. » Donc, une tête qui sait organiser la connaissance ;

b) le deuxième est de Rousseau disant dans L'Emile : « Je vais lui enseigner la condition humaine. » Donc, faire converger les différentes connaissances scientifiques, humanistes, artistiques pour éclairer la condition humaine ;

c) le troisième principe est également de Rousseau qui disait aussi : « Il faut lui apprendre à vivre. » : les arts, la poésie, le roman sont de merveilleuses écoles de la vie ;

d) le quatrième, c'est d'apprendre à être citoyen, ce qui entre autre doit passer par la connaissance de l'histoire, de la philosophie politique ou des sciences juridiques ;

e) le cinquième principe est celui qui manque le plus à notre enseignement : apprendre à affronter l'incertitude ... Le déterminisme s'est effondré et toute l'aventure du cosmos et l'aventure de l'humanité doit être conçue comme un affrontement avec l'incertitude.


 

QUATRE POINTS et CINQ PRINCIPES : vous avez là tout ce que vous devez absolument assimiler si vous voulez à la fois comprendre ce que sont l'épreuve de culture générale et le questionnement du sujet, à l'écrit comme à l'oral. Ce n'est pas tant l'accumulation des connaissances qui fait la différence, que la façon de les questionner, de les organiser, de les rechercher ... D'où cet autre grand principe de lecture :

 

lire c'est peu lire, mais lire c'est bien lire !

 

 

Sciences Humaines

Hors-série N°24 - Mars/Avril 1999

 

Affronter l'incertitude

 

Entretien avec Edgar Morin

 

Philosophe et sociologue, Edgar Morin s'est employé à construire des outils mentaux destinés à affronter l'irréductible complexité du réel.

Sciences Humaines : Vous menez depuis longtemps déjà une réflexion sur la connaissance et le rapport que l'homme entretient avec les sciences. Comment, selon vous, peut-on caractériser le savoir aujourd'hui ?

Edgar Morin : Répondre à votre question suppose un détour historique, en remontant au moins à l'époque des Lumières. En effet, on peut raisonnablement estimer que, jusqu'au XVIIIe siècle en Europe, le stock de connaissances était limité ... Même si les sciences avaient déjà commencé à se développer depuis le début du XVIIe, il est correct de supposer que, de Montaigne à Pascal et à Diderot, un esprit cultivé aurait pu appréhender l'essentiel du savoir de son époque et réfléchir dessus.

Cependant, la croissance du savoir faisait problème. Dès la deuxième partie du XVIIIe siècle. A ce moment, le projet d'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot a constitué un véritable tournant, en ce sens qu'elle fut organisée de façon alphabétique et non pas logique. Ainsi, les connaissances ont alors été amassées et mises bout à bout. Rappelons que c'est encore le cas dans nos dictionnaires et encyclopédies actuelles. Nous sommes plus que jamais dans cette formidable expansion de l'univers du savoir. Cependant, l'organisation encyclopédique, pour nécessaire qu'elle ait été et soit encore, pose aujourd'hui un énorme problème. La révolution encyclopédique permettait l'accroissement des connaissances grâce au fractionnement et la réduction en unités simples.

Ceci permet une mise en place collective, et donc infiniment plus vaste, du savoir humain. Mais ce morcellement, accrû aujourd'hui par un nombre toujours croissant de spécialistes défendant des micro-territoires, interdit de penser les liens et les interactions entre les différentes sphères de la connaissance humaine, comme de la réalité des sociétés ou de la nature. J'ai, comme on le sait, développé toutes mes recherches dans une direction opposée au morcellement et au fractionnement des savoirs. Je plaide pour la possibilité de réunifier les connaissances en mettant en rapport les sciences physico-mathématiques et les sciences humaines et en intégrant l'homme comme sujet de la connaissance et membre du système de la nature et de l'Univers.

SH : Comment peut-on permettre aux individus de s'approprier un savoir scientifique toujours plus vaste et toujours plus disséminé ?

E.M.: Le grand problème moderne est celui de l'organisation des savoirs. Prenons l'exemple de la biosphère, qui dépend à la fois des sciences de la terre, des sciences physiques, biologiques, etc. Pour mieux comprendre la biosphère, une science nouvelle a dû émerger : l'écologie. Cette science a produit la notion d'écosystème, c'est-à-dire une organisation spontanée entre les êtres vivants (la biocénose) et les conditions physiques du milieu (le biotope).

Sans être sommé de tout connaître sur tout, l'écologue se concentre sur un savoir organisateur : savoir comment les éléments de cet ensemble entrent en interaction, comment l'écosystème se régule et se dérégule... Même si le savoir des écologues est encore imprécis (en ce qui concerne par exemple le réchauffement de la planète), il s'organise. De même, les sciences de la terre, sismologie, vulcanologie, géologie, météorologie, etc., se sont articulées les unes aux autres pour étudier la Terre en tant que système complexe.

SH : Articuler les savoirs venus d'horizons divers : est-ce possible, compte tenu de l'organisation disciplinaire et institutionnelle actuelle ?

E.M.: L'organisation des savoirs est actuellement aux prises avec un conflit fondamental entre la fermeture disciplinaire et la réorganisation polydisciplinaire. Les disciplines, instituées au XIXe siècle, morcellent la connaissance selon des frontières arbitraires mais tenaces. Cependant, depuis les années 60, un regroupement de disciplines tend à s'opérer pour rendre compte des réalités complexes. C'est par exemple le cas en cosmologie, dans les sciences de la terre, en écologie comme je viens de le dire, mais aussi pour l'étude de la préhistoire. Parfois, un même champ scientifique est l'objet d'un conflit entre des compartimentations et des unifications réductrices : par exemple, la biologie est partagée entre un courant réductionniste, celui de la biologie génétique qui veut tout expliquer par les molécules et les gènes, et d'autres secteurs comme l'éthologie et la parasitologie qui ne peuvent se satisfaire de cette explication unique par le jeu des molécules. Pour les sciences humaines, on observe très peu de communication entre l'économie, la psychologie, la sociologie ...

De manière générale, que l'on se place dans les sciences sociales, les sciences humaines, la biologie, les sciences de la nature ou les sciences physico-mathématiques, on constate que la machine institutionnelle, elle, reste essentiellement organisée en universités disciplinaires ; il n'existe pas de faculté d'écologie ou du cosmos, et aucune « faculté de l'être humain » : l'homme biologique est étudié en biologie et l'homme psychique en psychologie... L'homme social est lui-même morcelé selon ses activités et croyances, économiques, politiques, culturelles ; selon son espace ou son histoire, etc.

Les savoirs spécialisés ne communiquent que très insuffisamment entre eux, chacun restant enfermé dans son propre langage. Il existe fort heureusement des esprits indisciplinés qui évoluent d'une discipline à l'autre. Mais ces transgressions restent individuelles.

Hubert Curien disait d'ailleurs que, de manière générale, les scientifiques sont comme les loups : ils urinent pour marquer leur territoire et mordent tout intrus qui y pénètre.

SH : S'il est une institution qui joue un rôle dans la formation de la culture, c'est bien l'école. Vous avez conduit une réflexion sur les savoirs au lycée. Quelles sont vos propositions pour réformer le système éducatif sur le plan des connaissances ?

E.M.: Je pense que le système devrait être réformé en fonction de cinq principes :

 

- le premier nous vient de Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite qu'une tête bien pleine. » Donc, une tête qui sait organiser la connaissance et comme je l'ai montré dans mes livres sur La Méthode, je pense que c'est possible ;

- le deuxième est de Rousseau qui disait dans L'Emile : « Je vais lui enseigner la condition humaine. » Donc, faire converger les différentes connaissances scientifiques, humanistes, artistiques pour éclairer la condition humaine ;

- le troisième principe est également de Rousseau qui disait aussi : « Il faut lui apprendre à vivre. » : les arts, la poésie, le roman sont de merveilleuses écoles de la vie. Le roman du XIXe a été l'école de la complexité humaine, alors que toutes les sciences, à cette époque, éliminaient l'individu, le sujet et tout ce qui était concret ;

- le quatrième, c'est d'apprendre à être citoyen, ce qui entre autre doit passer par la connaissance de l'histoire, de la philosophie politique ou des sciences juridiques. L'Histoire, discipline très prisée en France quoique beaucoup moins invoquée dans d'autres pays comme les Etats-Unis par exemple, doit enseigner à nous sentir citoyens de notre pays, mais aussi de l'Europe et de la Terre. Il est utile qu'un adolescent construise une représentation et des savoirs concernant l'histoire nationale, mais aussi l'histoire de l'humanité où l'on découvre l'existence d'autres identités collectives, d'autres points de vues ;

- le cinquième principe est peut-être celui qui manque le plus à notre enseignement : apprendre à affronter l'incertitude. La cosmologie nous montre que l'aventure du cosmos n'est pas écrite d'avance ; la paléo-biologie, ainsi que l'histoire des empires nous enseigne qu'il y a eu des destructions massives dans les espèces vivantes. Le déterminisme s'est effondré et toute l'aventure du cosmos et l'aventure de l'humanité doit être conçue comme un affrontement avec l'incertitude. C'est à cela qu'il faut préparer les esprits. A la fin de notre siècle, deux grandes conceptions du monde ont disparu : celle des civilisations traditionnelles comme les Aztèques ou les Egyptiens qui croyaient en un temps cyclique et en un recommencement permanent du monde ; celle du XIXe siècle, où l'on s'est mis à penser que le monde avait un sens : celui de la marche du progrès comme loi inéluctable.

 

Aujourd'hui, nous ne pouvons pas dire si le progrès continuera, nous sommes affrontés à l'incertitude et cela doit être une des finalités de l'éducation que de préparer les individus à s'attendre à l'inattendu. Ce message était déjà celui des Bacchantes d'Euripide, il y a 2500 ans !

SH : Il est certainement crucial de faire communiquer les différents ordres du savoir, d'apprendre la citoyenneté universelle, d'enseigner l'incertitude ... Mais que valent les savoirs s'ils ne permettent à l'homme de définir son action et ses valeurs ? Comment l'homme peut-il se comporter, s'il ne se réfère qu'à des savoirs scientifiques, même s'ils sont complexes et acceptent l'incertitude ?

E.M.: C'est en effet une question clé, car aujourd'hui, il y a une coupure entre jugement de fait et jugement de valeur ; entre la culture scientifique qui, en outre, est morcelée et celle des humanités, qui pouvait nourrir la vie, les existences et les comportements. La science n'a qu'une seule valeur : la recherche de la connaissance pour la connaissance. On en connaît aujourd'hui les limites : les nazis ont décidé que, puisqu'il fallait connaître, on pouvait expérimenter sur les humains. L'utilisation de l'énergie nucléaire, les manipulations génétiques ont montré aussi des limites que seule la morale peut percevoir. La science ne secrète pas de morale. Les anciens prêtres étaient conjointement maîtres de la connaissance et de la morale. Ce n'est plus le cas pour les scientifiques aujourd'hui.

Il faut donc connecter les deux cultures : la culture des humanités se dessèche si elle n'est pas alimentée par la culture scientifique. C'est à mon sens le cas de la philosophie aujourd'hui qui, depuis Bergson, s'est coupée des apports de la science, y compris des sciences humaines. La culture scientifique en revanche n'a pas le pouvoir de réflexion de la culture philosophique et humaniste.

En outre, la culture des humanités devrait elle aussi être régénérée par la littérature dont on fait un usage très appauvri : on abreuve les étudiants et les lycéens de théories sémiotiques, syntaxiques, psychanalytiques, etc., qui dégoûtent de la lecture, alors que la littérature introduit à la connaissance de la condition humaine et à l'apprentissage de la vie.

L'honnête homme d'aujourd'hui ne doit donc pas se nourrir uniquement de sciences, mais aussi de romans et poésies. La qualité poétique de l'existence est fondamentale et la littérature nous aide à mieux réfléchir sur le destin humain.

Edgar Morin

Propos recueillis par Martine Fournier et Jean-Claude Ruano-Borbalan

 

NOTES :

1 Edgar Morin, La Méthode, Seuil ; tome I : La Nature de la nature, 1977 ; tome II : La Vie de la vie, 1980 ; tome III : La Connaissance de la connaissance, 1986 ; tome IV : Les Idées, 1991 ; tome V : L'Humanité de l'Humanité, 2001 ; tome VI, Ethique, 2004.

 

REMARQUE :

Les six tomes de la Méthode, dont la publication s'est échelonnée sur presque trente ans, viennent d'être rassemblés en un coffret de deux volumes, aux éditions du Seuil, en 2008. Prix du coffret : 59 euros.

 

ATTENTION !

Les QUATRE POINTS énoncés pour expliciter la démarche de la complexité sont loin d'être évidents – tant ils bouleversent les schèmes mentaux de la plupart d'entre nous. Pourtant ils sont essentiels pour qui veut comprendre enfin nos sociétés. Certains relèvent de l'herméneutique ou de la phénoménologie, d'autres d'une approche très héraclitéenne du devenir, de l'ordre et du désordre qui ne font qu'un, d'autres encore, notamment à propos de l'événement – comme d'ailleurs de la crise qui en est l'une des expressions paroxystiques – participent de la pensée du processus ...

TITRE DEUXIÈME

 

S'attendre à l'imprévu - Edgar MORIN

 

Compléments naturels et indispensables à l'entretien qu'a accordé le philosophe et sociologue Edgar Morin à la revue Sciences Humaines [1], les propos recueillis par le quotidien suisse Le Temps permettent d'avoir une vue d'ensemble de la pensée de l'auteur de la Méthode sur tous les grands problèmes qui agitent notre siècle.

Bien sûr, « s'attendre à l'imprévu » peut sembler aporétique, dans la mesure où, par définition, l'imprévu est ce qui ne peut être prévu et, de ce fait, qui ne peut être pensé. Aussi convient-il d'entendre cette formule comme une révolution épistémologique, en notant que nous échappons souvent à la reproduction du « même », du déjà là, et qu'il faut avoir constamment à l'esprit une vision non mécaniste des faits politiques, économiques et sociaux.

Les mêmes causes n'engendrent pas nécessairement les mêmes effets, ce que dévoile l'événement – la crise n'étant qu'un de ses modes paroxystiques – puisqu'il fait surgir de l'inédit, de l'imprévisible, bref : de l'imprévu et de l'incertitude pour reprendre les deux termes employés par Edgar Morin.

A ce propos, je compte bien monter, un jour, tout un dossier sur les notions d'événement et de crise – tant les discours convenables et convenus (des clichés ?) nous submergent, au point d'obscurcir durablement toute tentative de réflexion. Un seul mot – crise – permet d'hypostasier la question ou le problème en solution, le tour est joué, vive la pensée molle et paresseuse !

Voilà pourquoi je vous invite à lire les deux entretiens accordés par Edgar Morin à Sciences Humaines et au Temps. Vous aurez, grâce à ce philosophe et sociologue, une brillante introduction sur l'événement et la crise, doublée d'un renversement épistémologique : la nécessité, pour notre monde actuel, d'affronter l'incertitude et de s'attendre à l'imprévu. Il nous faut donc changer de paradigme et en finir avec ce mythique sens de l'histoire.

Edgar Morin évoque également les moteurs qui font avancer la Terre : la science, la technique, l'économie et le profit, auxquels il faut ajouter le moteur mythologique, idéologique, religieux. Au total : CINQ MOTEURS. Quant aux barbaries qui nous menacent, le philosophe de la complexité les classe en TROIS ORDRES :

 

1°) les anciennes barbaries, comme la guerre ou la torture ;

2°) la barbarie froide d'aujourd'hui, qui affirme le primat de la technique sur nous-mêmes ;

3°) la barbarie des idées, qui rejette les arguments des autres avant de les examiner, et voit dans la personne avec laquelle on n'est pas d'accord un ennemi à éliminer.

 

 

Peut-être faudrait-il ajouter, dans l'ordre de la barbarie froide, le primat de l'approche purement économique, qui met en avant le seul profit, la rentabilité, qui induit la marchandisation de tous les biens, la réification de l'être humain, simple variable d'ajustement sur le marché des biens et des services, simple objet dans son rapport aux autres, au monde et à soi [2].

NOTES :

[1] Cf. AFFRONTER L'INCERTITUDE – E. MORIN

[2] Cf. les analyses de Georg Lukacs sur la « réification » : colonisation du monde vécu par la généralisation unidimensionnelle de l'échange marchand à toute interaction sociale, en sorte que les sujets perçoivent partenaires et biens comme des objets.

Cf. aussi les fortes analyses d'Axel Honneth, La Réification – Petit traité de Théorie critique, « nrf essais », Gallimard, 2007 pour la traduction française. Issu de l'« École de Francfort », ce philosophe distingue trois formes de réification fondées sur l'oubli préalable de la reconnaissance de l'autre : intersubjective (le rapport aux autres), objective (le rapport au monde) et subjective (le rapport à soi).

REMARQUES :

La spécificité même d'un blog de culture générale est d'être attentif aux vibrations du monde et des sociétés à partir des documents mis à sa disposition. Les entretiens accordés aux journaux comme certains articles de presse ou comptes rendus participent de ce « matériau de base » indispensable à l'élaboration d'une vue d'ensemble, d'une pensée qui sans cesse advient.

Il convient donc de les considérer comme des archives du temps présent et, à ce titre, il est vraiment délicat d'en faire un résumé ou une synthèse sans permettre aux lecteurs d'avoir immédiatement sous les yeux les documents en question. Cela participe d'une démarche historique, épistémologique et herméneutique, sans parler, bien sûr, d'une démarche pédagogique ou, pour être plus professoral, « didactique ».

Et c'est là où le bât blesse, car, en reproduisant articles, commentaires, points de vue, entretiens, mon blog risque en permanence de s'attirer les pires ennuis judiciaires avec les quotidiens à propos des « droits de reproduction et de diffusion ». Surtout que nul n'est censé ignorer la loi et qu'en ce qui me concerne je la connais d'autant plus que je suis également juriste de formation !

Alors que faire ?

Car si je cherche à faire de mon blog un véritable instrument de travail, je suis bien obligé de proposer des revues et des dossiers de presse – en citant, évidemment, mes sources ! - et de reproduire in extenso certains documents pour leur garder toute leur valeur intrinsèque, de première main comme disent les historiens. Une pensée s'appuie sur des textes et lire l'original est l'impératif catégorique de toute démarche intellectuelle quelle qu'elle soit, historique, philosophique, herméneutique, juridique, etc..

Bien sûr, en avant-propos, je propose toujours une synthèse des points qui me semblent essentiels et donne des pistes de recherche ou de réflexion. Mais cela n'est en rien une parole de vérité, la bonne parole, ce n'est qu'une interprétation personnelle et, comme telle, sujette à caution. Et à discussion, contestation, rejet.

Car je n'aurai de cesse de le répéter, mes remarques et mes sélections des points qui me semblent les plus importants n'engagent que moi et sont, de ce fait, contestables ! Ce n'est pas pour rien que je vous dis : apprenez à penser par vous-mêmes ... Surtout que maintenant vous le savez : toute généralité, et partant, toute généralisation, comme tout jugement a priori risquent très vite de relever de la bêtise, le sempiternel « un point c'est tout » !

Toute pensée qui se fige, s'ancre et s'enkyste dans ses certitudes, devient, en effet, très vite mortifère, confinant à l'idéologie, et, de ce fait, s'apparentant à la bêtise. Tant il est plaisant de s'imaginer qu'on a enfin la bonne réponse - même si l'on se dit que toute réponse est le malheur de toute question  (Maurice Blanchot), puisqu'elle cristallise, verrouille en un « c'est comme ça » définitif le champ des possibles ouvert par la ou les questions. Mais c'est tellement agréable, paisible et rassurant de se glisser dans une pensée molle et paresseuse, - cette couette bien chaude et confortable de l'esprit.

Le contact direct, immédiat, avec le document d'origine permet d'échapper à ce risque majeur de fermeture, puisqu'il autorise plusieurs lectures possibles. C'est en lisant que l'on fait surgir du sens et, par là même, du nouveau. Personne ne peut jamais avoir l'audace ou l'outrecuidance de donner « le » sens d'un texte, le propre d'un texte étant justement sa polysémie. Vous le constaterez en lisant les commentaires d'Edgar Morin.

Alors très bonne lecture, même si je ne sais toujours pas comment résoudre ce grave problème : reproduire le document sans pour autant me mettre en porte-à-faux avec les « droits de reproduction et de diffusion ».

 

«  Il faut toujours s'attendre à l'imprévu »

Entretien avec Luc Debraine, pour le journal "Le Temps" / Mardi 30 décembre 2008

Le Temps : Selon vous, quatre moteurs font avancer la Terre : la science, la technique, l'économie et le profit. Or les deux derniers moteurs dont vous parlez sont pour le moment en panne. L'ampleur de la crise actuelle vous a-t-elle surpris ?

Edgar Morin : Comme beaucoup, je n'ai pas vu venir cette crise-là. Certes, depuis que s'est ouverte la nouvelle période de globalisation, l'idée d'un manque de régulation de l'économie et donc de la possibilité d'une crise semblait évidente. Le début de celle-ci a été particulier avec l'affaire des « subprime ». Puis elle est devenue économique, sociale et politique. Au point de nous entraîner dans de gros soubresauts.

Le Temps : Des soubresauts planétaires ...

Edgar Morin : On nous dit que cette crise est systémique. Le problème est que nous n'avons plus de pensée systémique. C'est-à-dire une vraie pensée des relations des parties avec un tout. A l'évidence cette crise s'inscrit dans une autre tension planétaire, aux facettes multiples. Comme la crise écologique. Que va-t-il se passer ? Soit l'actuel marasme économique masquera le problème de la dégradation de la biosphère. Soit au contraire la crise aura une issue verte. Nous assisterons à une reconversion des investissements pour lutter contre les dégradations naturelles.

Le Temps : Craignez-vous une aggravation de la situation ?

Edgar Morin : Elle peut effectivement provoquer des convulsions très grandes. Nous sommes entrés dans une période d'incertitude qui se cristallise entre autres dans un manichéisme : un empire du Bien contre un empire du Mal insaisissable. Les déséquilibres brutaux de l'économie sont dangereux. Prenez le cas de la crise de 1929 dans le pays qui était alors le plus industrialisé d'Europe : l'Allemagne. Cette crise et l'humiliation nationale subie auparavant par le pays ont favorisé l'arrivée au pouvoir de Hitler. A l'époque, le monde semblait si pacifique ... Les processus en chaîne sont redoutables. Regardez celui déclenché en Grèce par l'assassinat d'un jeune garçon. Mais même dans ces processus l'inattendu reste toujours probable. Alors que l'on ne voyait surgir d'espoir de nulle part, et que les Etats-Unis étaient le pays qui nous faisait le moins espérer de tous, Barack Obama a été élu. Mais cet espoir-là est bien seul.

Le Temps : Un philosophe comme Jean-Pierre Dupuy affirme que la certitude de catastrophes à venir est une certitude capable de susciter des réactions de salut, de protection, de sauvetage. Partagez-vous cette opinion ?

Edgar Morin : Non. Au contraire, je pense que la certitude de la catastrophe paralyse et anesthésie. Les probabilités veulent que nous courions vers l'abîme. Mais il y a l'improbable, qui arrive souvent. Il faut se rappeler de son existence, de sa possibilité, et nous donner le courage d'aller vers lui.

Le Temps : Vous avez dit naguère que l'Etat-nation était en perte de vitesse et de pouvoir. Or c'est bien le contraire qui se produit aujourd'hui. C'est vers cet Etat que se tournent en désespoir de cause les particuliers, les institutions, les banques, les entreprises en péril. Etes-vous surpris de ce soudain renforcement de l'autorité politique dans la crise ?

Edgar Morin : Les Etats-nations restent indispensables en vertu du principe de subsidiarité, c'est-à-dire pour tout ce qu'ils peuvent traiter concrètement. Mais il y a des problèmes qui dépassent leurs compétences, pour lesquels il faut une autorité supranationale. Prenez ce qui se passe actuellement, sur la suggestion du président Sarkozy : c'est bien l'Europe qui se charge solidairement de lutter contre les conséquences de la crise. Les problèmes vitaux à l'échelle planétaire ne peuvent plus être traités qu'à cette échelle. C'est pour cette raison qu'il faut une gouvernance d'un type nouveau.

Le Temps : Une gouvernance mondiale ?

Edgar Morin : Cette gouvernance passe par la juste appréciation des problèmes. Celui de l'atteinte à la biosphère a bien été compris par les nations. Toutes ensemble tentent désormais de se doter d'une instance nouvelle capable d'empoigner ce grand danger. La mondialisation économique a dépourvu les Etats nationaux de leur contrôle traditionnel sur l'économie. Les efforts individuels des gouvernements ne suffisent pas. Il faudra bien envisager l'équivalent d'un conseil de sécurité économique qui, lui, aurait les moyens d'agir. Voire même d'un conseil de sécurité écologique.

Le Temps : Pour l'heure, les institutions transnationales manquent singulièrement d'autorité pour régler ce type de crise, non ?

Edgar Morin : C'est juste. Le grand problème de l'époque n'est pas la souveraineté de l'Etat-nation. Le problème est sa souveraineté absolue, le fait qu'il ait tous les pouvoirs. Y compris, souvent, celui de l'arme nucléaire. La Révolution française n'a pas eu lieu pour abolir la royauté, mais pour abolir la souveraineté absolue de celle-ci au profit d'une souveraineté populaire. Le pouvoir absolu de l'Etat-nation date d'une époque qu'il importe aujourd'hui de dépasser.

Le Temps : Il n'empêche : le seul secours actuel aux entreprises en péril, c'est le bon vieux Etat ...

Edgar Morin : Il faut voir cela à plusieurs niveaux. Il y a un niveau où il est du devoir de l'Etat d'intervenir. Et un autre, supérieur, où les Etats doivent s'associer. D'autre part, le secours financier dont vous parlez reste problématique. Ces mesures néokeynésiennes prises pour boucher les trous financiers seront-elles suffisantes ? Et surtout adéquates ? Revenons à l'exemple de la crise mondiale de 1929. La doctrine de Keynes a alors permis, en rompant avec la logique libérale, de pouvoir plus ou moins la surmonter. Mais la vérité est que cette crise de 1929 ne s'est finalement résorbée que dans une crise encore plus gigantesque: celle de la Deuxième Guerre mondiale. Sans 1929, l'exacerbation des nationalismes qui ont mené à cette conflagration n'aurait pas été possible. Il est donc légitime, aujourd'hui, de se demander ce que la crise va exaspérer.

Le Temps : Quelles exaspérations, selon vous ?

Edgar Morin : La crise, surtout lorsqu'elle prend un caractère politique comme actuellement, renforce notre tendance au manichéisme. Celui-ci nous encourage par exemple à penser l'ensemble de l'islam comme une entité ennemie. Les fanatiques qui commettent des attentats-suicides estiment accomplir une œuvre pie. Ils nous incitent surtout à considérer que ces actions sont faites d'une seule religion, d'un seul islam. Ce qui est bien entendu faux. En contrepartie, l'islam a tendance à considérer l'ensemble de l'Occident comme ennemi. Nous avons donc ici un climat d'hystérie de guerre. Une situation où nous ne supportons plus les critiques sur notre propre camp. Où l'on pense que c'est l'autre côté qui porte l'entière responsabilité du mal. Tout bien réfléchi, mon image des quatre moteurs de la Terre me semble aujourd'hui insuffisante. Il faut y ajouter le moteur mythologique, idéologique, religieux. Ce moteur risque à tout moment de s'enflammer.

Le Temps : Vous dites souvent que les grandes mutations historiques sont provoquées par l'inattendu, l'imprévu. Est-on précisément dans l'une de ces grandes mutations accidentelles de l'histoire ?

Edgar Morin : Si le diagnostic de crise planétaire est juste, pourquoi pas ? Les crises ne créent pas seulement de l'incertitude. Elles ne libèrent pas seulement des courants qui étaient plus ou moins contrôlés. Elles donnent aussi des chances, des occasions et des risques. Les chances, ce sont les stimulations de l'intelligence et de l'imagination qui font naître des solutions. C'est ce que disait Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. »

Le Temps : Décrivez-nous cette alchimie paradoxale.

Edgar Morin : Quand un système n'est pas capable de traiter ses problèmes vitaux, il régresse. Ou se désintègre. Ou au contraire il s'affirme capable de créer un méta-système plus riche, plus apte à traiter ces problèmes. Je parle ici de métamorphose. L'alternative de l'humanité est dans ce point précis. Pour le moment, la planète Terre ne traite pas les dangers mortels de l'arme nucléaire, de la dégradation écologique, de la faim ou de l'économie. Elle est donc condamnée à se désintégrer ou à se métamorphoser. Aujourd'hui, nous voyons des forces négatives à l'œuvre. Nous ne voyons pas celles qui pourraient susciter des solutions. C'est pour cela que l'idée de métamorphose est intéressante. Une chenille s'autodétruit pour mieux se reconstruire au final dans un papillon. Peut-être que l'autoreconstruction de notre système est déjà à l'œuvre. Mais nous ne la voyons pas.

Le Temps : Cette nécessaire métamorphose peut-elle être encouragée ?

Edgar Morin : Oui. Il existe des voies qui y mènent. Elles nécessitent des réformes politiques, sociales, économiques, de l'éducation, de la pensée, de l'éthique. Autant de réformes qui devraient être inséparables les unes des autres. Je crois que les forces capables de mener vers cette métamorphose sont dispersées, multiples, insaisissables. Elles ne se connaissent pas encore les unes les autres. Tout ce qui a vraiment transformé l'humanité - en bien ou en mal - a toujours commencé de façon modeste ou déviante. A commencer par les prédictions de Jésus, Mahomet ou Bouddha. Ou encore les débuts du capitalisme, du communisme, de la science moderne. C'est pourquoi nous ne pouvons pas anticiper ce qui va advenir.

Le Temps : Si l'improbable est toujours probable, il y a de l'espoir, non ?

Edgar Morin : Sauf que le monde actuel, si démoralisé et angoissé, a vécu un peu trop d'espoirs illusoires. L'espoir d'un socialisme, d'une démocratie, d'un capitalisme arabe s'est dissipé. Notre espoir d'une société occidentale harmonieuse s'est dissipé. Le monde soviétique qui promettait un avenir radieux s'est volatilisé. Bref, tant d'espérances ont été trompées que l'on se demande comment espérer encore. Or il est vital de dire que cet espoir reste possible. Qu'est-il, en définitive ? Il n'est ni certain, ni menteur. Mais il suggère qu'il a une voie de salut. Sans lui, on ne fera rien.

Le Temps : Le passé a montré que des personnalités hors du commun, comme Churchill pendant la guerre, pouvaient à eux seuls porter l'espoir, le courage, la résistance, la volonté de changer. Barack Obama est-il l'un de ces hommes métaphoriques, porteur de changement ?

Edgar Morin : Il est permis de croire en lui. Son discours sur le racisme, par exemple, a montré une pensée forte. Mais sa stratégie présidentielle sera-t-elle la bonne? Le problème israélo-palestinien reste à cet égard un point de tension majeur entre le monde islamique et le monde occidental. Barack Obama considérera-t-il correctement ce nœud gordien ? On lui prête l'intention de faire bientôt un discours d'ensemble au monde musulman. Cela me semble opportun. Il est grand temps d'avoir ici une claire déclaration d'intention. La crise s'aggravant, la tâche de Barack Obama devient de plus en plus difficile. Mais il est bien la seule personnalité qui soit à la mesure des défis planétaires qui l'attendent et nous attendent. Il porte en lui ce que jamais aucun président n'avait porté avant lui: un destin planétaire. Il a des origines africaines, il a été éduqué en Indonésie tout en étant pleinement citoyen américain. Il est rare qu'un homme comme lui ait l'expérience de ce qu'on appelait auparavant le tiers monde. C'est une conjoncture très heureuse. Nous pouvons hélas craindre qu'il y ait un attentat contre lui.

Le Temps : Qu'advient-il des intellectuels, des clercs que l'on écoutait naguère dans les temps agités mais que l'on n'entend plus ? Les phénomènes d'aujourd'hui sont-ils si complexes que l'on ne peut plus les expliquer ?

Edgar Morin : La complexité désarme. Pour ma part, j'ai senti qu'il fallait affronter cette complexité en face. J'ai accompli un long travail pour développer une méthode propre à mieux la comprendre. Les intellectuels ont un rôle d'autant plus grand à jouer qu'il est dans leur tradition de poser des problèmes fondamentaux, globaux, capitaux dans la société. Or aujourd'hui tous les politiciens actuels sont livrés à des experts, lesquels éclipsent de plus en plus les intellectuels. Ces experts sont des gens très compétents dans des domaines clos. Mais ils sont incapables d'avoir des vues d'ensemble. La vision des spécialistes et des experts désintègrent les problèmes fondamentaux. Les intellectuels sont donc plus que jamais vitalement nécessaires. Ce sont les seuls à pouvoir prendre les problèmes dans leur complexité.

Le Temps : Vous parlez souvent de la nécessité d'une politique de civilisation. Qu'entendez-vous par là ?

Edgar Morin : Notre civilisation occidentale a produit d'innombrables bienfaits dans tous les domaines. Mais elle a aussi des aspects négatifs qui ne cessent de prendre de l'importance. L'individualisme, qui est l'un des bienfaits de notre civilisation, a produit l'égoïsme actuel, cet égocentrisme détruit les solidarités traditionnelles. Le bien-être matériel est une grande conquête, mais il s'accompagne désormais d'un mal-être psychologique et moral. Les villes, qui étaient des foyers de culture et de civilisation, sont de plus en plus stressantes, stressées, polluées. Il est urgent de les réhumaniser. Les campagnes sont désertées. L'agriculture et l'élevage sont industrialisés. Il faut donc revitaliser les campagnes, redévelopper l'agriculture fermière. Autrement dit, il importe de mettre la qualité de la vie en avant par rapport à la quantité de biens. Il faut lutter contre les intoxications de civilisation comme l'automobile. Je pense que l'actuelle prise de conscience des atteintes à l'environnement contribue à cette volonté de changement. Je crois que cette idée de politique de civilisation commence à germer.

Le Temps : Vous dites aussi qu'il faut encourager la décroissance dans certains domaines. Lesquels ?

Edgar Morin : Il faut examiner ce qui doit croître et décroître. Il est évident qu'il faut faire décroître les énergies polluantes au profit des énergies renouvelables. Le besoin de réformer la vie se fait de plus en plus pressant. Ce besoin se manifeste par exemple dans les vacances. Marcel Mauss a fait une étude sur le changement religieux chez les eskimos, qui ont leurs dieux d'hiver et leurs dieux d'été. Or nous avons notre propre religion alternée, qui comporte celle des vacances. Elle nous permet de nous habiller comme nous voulons, de ne plus être prisonniers de la chronométrie, d'avoir les fréquentations que nous voulons, de retrouver le goût des nourritures les plus simples pour, au final, échapper à l'oppression de la vie quotidienne. C'est peut-être une décroissance. Moi, c'est que j'appelle la qualité poétique de la vie.

Le Temps : Vous avez connu plusieurs catastrophes de l'histoire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, vous avez manqué d'être tué à plusieurs reprises. Vous vous en êtes sorti, parfois dans des conditions miraculeuses. Quelle est donc la bonne disposition d'esprit pour traverser les crises majeures ?

Edgar Morin : Il faut s'attendre à l'inattendu. Etre dans cet état de résistance qui permet de parier sur l'improbable. Par résistance, j'entends surtout celle qui est à même de lutter contre les barbaries. Celles-ci sont de trois ordres. Les anciennes barbaries, comme la guerre ou la torture. La barbarie froide d'aujourd'hui, qui affirme le primat de la technique sur nous-mêmes. Et enfin la barbarie des idées, à laquelle il ne faut en aucun cas céder. C'est celle qui rejette les arguments des autres avant de les examiner. Celle qui considère la personne qui n'est pas d'accord avec vous comme un ennemi à éliminer. J'ai combattu le nazisme, mais je n'ai jamais combattu les Allemands. Je n'ai jamais eu la moindre parole de mépris pour une ethnie, une race, une religion. C'est cela, la résistance. L'époque qui se présente doit nous amener à résister à la panique, à la peur. Mais surtout à la haine.

 

Bio express – par Luc Debraine

 

Né à Paris en 1921 dans une famille d'ascendance judéo-espagnole, Edgar Morin entre pendant la Seconde Guerre mondiale à la fois au Parti communiste et dans la résistance gaullienne. Exclu du parti après la guerre à cause de son anti-stalinisme, Edgar Morin entame un travail de sociologie du présent et de philosophie qui le fera connaître dans le monde entier, et qui exerce encore une forte influence sur la réflexion contemporaine. Traduit en 27 langues, son travail est attentif au thème de la complexité. Son œuvre encyclopédique (6 volumes), La Méthode, s'attache précisément à analyser cette complexité.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article