HISTOIRE, NATION, LE DIVORCE ?

Publié le par alain laurent-faucon



« L'histoire se libère de la nation », tel était le titre d'un dossier
consacré aux rapports entre Histoire et Nation, paru en novembre 2000 dans le mensuel le Monde des débats ; mensuel dont la durée de vie fut de courte durée, malgré ses réelles qualités éditoriales.

Longtemps, est-il écrit dans le dossier, « l'histoire fut nationale, nourrissant le discours des nations ». Toutefois une question se pose : « si les nations, grandes consommatrices de mythes fondateurs, ont besoin de l'histoire, la réciproque est-elle vraie ? »

L'historien Michel Wieviorka tente d'y répondre en réfléchissant sur le couple histoire/nation et sur les rapports - à la fois salutaires et heuristiques, malgré certaines dérives - entre histoire et mémoire.

L'analyse que propose l'auteur est, en tous points, remarquable et ouvre, à la réflexion, un vaste champ de possibles. Voilà pourquoi j'ai fait oeuvre de copiste, en dactylographiant ce texte puis en le mettant en ligne.

Lisez attentivement les propos de Michel Wieviorka et observez combien le raisonnement se déploie avec aisance et combien l'ordre du discours est le discours même.






Retours de mémoires




Michel Wieviorka – article paru dans le mensuel Le Monde des débats, n° 19, novembre 2000 – article dactylographié et mis en ligne par mes soins


 

Jusque dans les années 60, l'histoire bénéficiait d'un quasi monopole du discours public sur le passé, du moins si on met à part les textes religieux et les mythes. Puis est apparue la mémoire, dotée d'une certaine légitimité, forte du témoignage ou de l'expérience vécue et de leur transmission. L'émergence de mémoires de plus en plus nombreuses et diversifiées dans l'espace public correspond à la poussée d'identités collectives revendiquant, entre autres choses, la reconnaissance de souffrances passées : génocide des Juifs, par exemple, ou, aux États-Unis, esclavage, surexploitation et racisme subis par les Noirs commençant à se définir de manière culturelle, comme « African-Americans » ou comme « Nation de l'Islam ». La mémoire a alors commencé à contester et concurrencer l'histoire.



Tout ce qui touche à la nation s'est retrouvé pris en étau entre l'importance croissante de la région, de l'Europe, et des espaces mondiaux de la globalisation économique


Dans un premier temps, l'opposition pouvait paraître plutôt tranchée. L'histoire se réclame de la raison, elle en appelle à la démonstration, à la preuve, à la comparaison. Elle se distingue de la mémoire dont les affirmations seraient fragiles puisque procédant de perceptions, de récits transmis oralement, d'affects. L'histoire classique, dont le parcours a été inaugurée à partir du XVe siècle, au fil des combats menés par des lettrés s'appuyant vite sur l'imprimerie, s'est construite en se libérant de la mémoire. Par la médiation de l'écrit, des objets matériels ou des images, elle a signé, dit Krzystof Pomian (dans Sur l'histoire, Gallimard 1999) « son émancipation cognitive à l'égard de la mémoire qui cesse d'être le seul lien entre le passé et le présent ». Installés du côté de l'universel et de la raison, les historiens ont pu vivre comme une régression l'émergence des mémoires collectives dans l'espace public, tout comme ils pouvaient être sceptiques face aux efforts de certains d'entre eux pour promouvoir l'histoire orale.

Or le rappel insistant, mais nécessaire, d'un lien puissant entre la raison et le caractère universel de l'histoire comme discipline du savoir ne suffit pas, car l'histoire, interpellée par la poussée des mémoires, présente une autre caractéristique : elle s'est largement construite autour d'un lieu presque consubstanciel avec la nation. Et en contestant l'histoire, les mémoires, juive, noire et autres, mettent en cause la nation (française, américaine, etc.) - ou profitent de sa crise.

L'histoire, telle qu'elle, est produite par les savants, mais surtout telle qu'elle est diffusée, notamment par les enseignants et dans les manuels scolaires, rend compte en effet d'un passé qui est classiquement d'abord et avant tout celui de la nation. Avec un paradoxe qui doit être souligné : au fondement même des nations se trouve la nécessité d'évacuer puis d'oublier certains des aspects qui ont présidé à leur naissance, ou à des moments décisifs de leur existence comme « communauté imaginaire », selon l'expression popularisée par Benedict Anderson. L'oubli, explique ainsi Ernest Renan dans sa célèbre conférence de 1882 (Qu'est-ce qu'une nation ?), et même, précise-t-il, l'erreur historique « sont un facteur essentiel de la création d'une nation ». Faute de quoi, le souvenir actif des origines différentes de ses membres, le souvenir, aussi, des horreurs, causées ou subies, du sang versé, rendent impossible la communion dans l'unité du même corps social. « Pour tous, dit Renan, il est bon de savoir oublier ». L'histoire et la nation sont indémêlables, puissamment associées, et tout particulièrement dans les grands pays européens. Et pourtant, la seconde a toujours eu besoin, par essence pourrait-on dire, de malmener la première.

Il est vrai, comme l'a établi Marc Ferro (dans Comment on raconte l'histoire aux enfants dans le monde entier, Payot, 1981), que la relation entre l'histoire et la nation est constamment soumise à des dérives et des perversions, surtout de la part des régimes totalitaires et des dictatures, qui ne veulent retenir du passé que ce qui convient à leur idéologie. Et par conséquent, il faut admettre qu'il peut toujours y avoir, dans la contestation de l'histoire comme éléments d'un récit national, une saine critique des liens que risquent toujours d'entretenir les sciences sociales, et pas seulement l'histoire, avec le pouvoir. Que cette contestation provienne des victimes ou des vaincus, ou d'historiens de métier, et qu'elle vise éventuellement d'autres composantes du récit national, ses mythes par exemple, n'est en aucune façon incompatible avec la pratique scientifique du travail historique. Au contraire.

Mais la poussée des mémoires collectives, qui ne faisait que s'ébaucher dans les années 60 et 70, va bien au-delà de la critique de l'histoire officielle (ou des contre-histoires qui procèdent du même état d'esprit), de sa relation privilégiée avec la nation et de ses prétentions abusives à l'objectivité ou à la scientificité. Car c'est le lien même entre histoire et nation qui, depuis les années 60, est menacé par les demandes portées par des mémoires collectives. Celles-ci, en effet, mettent en cause le rôle de la nation dans la destruction, le malheur ou la négation des groupes qui se mobilisent et dont la critique de la nation peut prendre l'allure d'un plaidoyer pour des changements dans le récit historique national. Ainsi, l'appel à la mémoire juive, en France, a signifié une contestation du récit national relatif à la Seconde Guerre mondiale, mettant en cause le régime politique, l'État sous Vichy, mais aussi la vulgate de la résistance, et le couple gaullo-communiste qui l'incarnait. Et pour sa part, l'idée d'une identité et d'une histoire considérées du point de vue des Noirs, aux États-Unis, a charrié des demandes de reconnaissance culturelle, et pas seulement sociale ou civile, qui, là aussi, ne pouvaient que mettre en cause le récit national.

De plus, la mobilisation de certains groupes peut atteindre le principe même du cadre national du savoir historique sans qu'ils critiquent telle ou telle nation particulière. Par exemple, lorsque des Noirs antillais mettent en forme une nouvelle diaspora, la « Black Atlantic » décrite par Paul Gilroy (dans un livre paru sous ce titre, Harvard University Press, 1993), dont les réseaux couvrent les États-Unis, les Antilles britanniques et le Royaume-Uni, et dont l'identité culturelle comporte des éléments d'affirmation mémorielle, le souci de construire leur représentation du passé n'a guère besoin d'un cadre national pour se développer, ou pour se mettre en place en s'opposant. Dans ce cas, la nation cesse d'être le passage obligé, ou presque, par lequel l'histoire peut se faire.

La poussée des mémoires collectives dans l'espace public ne vient pas seulement souligner le paradoxe constitutif du lien entre histoire et nation. Elle fait éclater l'ambivalence de ce lien et la contradiction indépassable qu'il y a, pour cette discipline du savoir qu'est l'histoire, à se réclamer de la science, de l'objectivité et de la raison tout en tirant sa légitimité d'une relation consubstancielle avec la nation, qui n'est jamais q'une identité parmi d'autres et qui de surcroît, on l'a dit, exige l'oubli, parfois à fortes doses. L'oubli, mais pas seulement, car il existe la possibilité d'un paradoxe dans le paradoxe : le récit historique national peut en effet s'efforcer non pas d'oublier la barbarie fondatrice, mais d'en maintenir le souvenir. C'est ainsi, par exemple, que dans le récit national argentin, il y a une place pour l'évocation de la destruction totale, par les immigrants venus d'Europe, des Indiens qui peuplaient auparavant le pays : en acceptant de reconnaître cette destruction, l'histoire écarte l'hypothèse de mélanges et de métissages qui entacheraient l'image pure d'une race blanche.

La poussée des mémoires et des identités collectives s'est démultipliée jusqu'à susciter l'image d'une « concurrence des victimes », selon le titre du livre de Jean-Michel Chaumont (La Découverte, 1997). Elle s'inscrit dans le contexte d'une mutation totale, dont les effets les plus visibles furent d'abord pensés, par certains critiques tout du moins, en termes de « postmodernité », dans les années 70 et 80, puis de « globalisation », dans les années 90. Ceux qui ont parlé de « postmodernité », et de fin des grands récits, comme Jean-François Lyotard, mettaient le doigt sur une évolution majeure des sociétés contemporaines : la tendance à la dissociation de la raison et de la culture, la déstructuration des ensembles intégrés que formaient les États-nations et les sociétés nationales. Le thème de la globalisation, avec ses corrélats (renforcement des inégalités sociales, fragmentation culturelle) est venu renforcer l'image d'une séparation croissante des registres de la vie collective ; il conforte l'hypothèse de la fin d'une correspondance étroite entre l'économie, l'espace des rapports sociaux, le cadre symbolique et culturel que constitue classiquement la nation et celui qu'apporte l'État en matière politique et institutionnelle.

Il est vrai que le niveau local tient une place croissante dans notre existence concrète, comme dans les analyses des sciences sociales, ce dont a attesté la vogue de la « microstoria ». Et c'est à juste titre que toutes sortes de travaux insistent sur la fragmentation des identités, phénomène lui-même conjugué sans contradiction majeure avec l'homogénéisation culturelle de la planète sous hégémonie nord-américaine. Entre le haut et le bas, entre le mondial et le local, tout ce qui touche à la nation s'est retrouvé comme pris en étau entre l'importance croissante de niveaux inférieurs – la région, la ville par exemple – et celle de niveaux supérieurs, l'Europe, et, au-delà, les espaces mondiaux où fonctionnent les grands flux financiers ou les marchés internationaux, bref, tout ce que vient connoter l'image de la globalisation économique. Et le travail des historiens, sans basculer nécessairement dans l'anachronisme, a pu trouver dans cette évolution des encouragements pour s'écarter du cadre classique de la nation.


L'affirmation de sujets, individuels et collectifs, interpelle l'histoire, parfois pour l'enrichir et la développer, parfois pour lui interdire tout progrès


Mais la mutation dans laquelle nous sommes aujourd'hui pleinement engagés ne doit pas se lire seulement en termes de systèmes, d'ensembles et de sous-ensembles, d'espaces ou de registres. Elle est aussi indissociable d'une poussée considérable de l'individualisme, qui bouscule l'histoire, comme toutes les sciences sociales, non pas tant dans ses dimensions d'appel à la participation individuelle de chacun à la vie de la cité, que dans ce qu'il implique comme processus de subjectivation et de désubjectivation des acteurs. L'affirmation de sujets, individuels et collectifs, interpelle l'histoire, parfois pour son bonheur, parfois pour son malheur ; parfois pour l'enrichir et la développer, parfois pour lui interdire tout progrès. Les mémoires et les identités collectives, lorsqu'elles mettent en cause la nation, comme dans les autres aspects de leurs revendications, sont le fruit de cette tendance. Elles sont non pas tant un héritage qui se reproduit ou qui résiste au laminage de la modernité, mais le fruit de décisions, de choix existentiels effectués par des personnes singulières, qui les assument, produisant, en quelque sorte, leur passé. Si les mémoires de groupes exercent un effet souvent décapant sur l'histoire, dans ses liens avec la nation, parfois pour l'obliger à se transformer, parfois pour l'empêcher, au contraire, de progresser, pour entraver le travail des historiens, c'est au nom d'une subjectivité qui fut longtemps bafouée, interdite, niée, et qui trouve dans ses demandes de reconnaissance le chemin pour renverser un stigmate, liquider un silence vécu comme une honte ou une tare, ou en tous cas comme un malheur dont il n'était pas possible de s'éloigner.

Il n'est pas évident, pour une personne, ou pour un groupe, de mettre en avant une mémoire collective jusque-là ignorée ou bafouée. Il y faut des conditions générales favorables, celles par exemple, pour les Juifs de France, qu'a offertes l'épuisement du couple gaullisme-communisme et divers changements politiques, sociaux et culturels dans les années 60. Il y faut aussi un principe positif à mettre en avant, une identité qui ne soit pas seulement négative, réduite au souvenir de la destruction ou de la négation. Il est plus facile de revendiquer au nom d'une mémoire si elle peut être associée à une langue, à une religion, à une origine nationale, à des traditions encore vivantes, à une vision de l'avenir, et non pas limitée à l'évocation d'un passé révolu, et à une incapacité à dépasser le stade d'une conception « lacrymatoire », comme disait l'historien Salo Baron. Et s'il est possible que la mémoire exagère, en quelque sorte, et qu'en son nom, des abus soient commis, que des persécutés deviennent des bourreaux, ou bien encore qu'elle aboutisse à créer ou renforcer des privilèges, économiques ou symboliques, ce n'est pas une raison pour négliger le point de départ qui fait souvent d'une mémoire, malgré ou contre la nation, l'expression d'un sujet qui se constitue ou se lève contre l'oubli, la négation ou la persécution passées.

Plus la mémoire d'un groupe est appel à une subjectivité brisée, entravée ou interdite, plus elle met en cause les normes et le discours établis, l'ordre qui lui intime le silence, plus elle est susceptible d'exercer une influence heureuse sur l'histoire. Et plus, à l'inverse, elle tend à devenir un ensemble de contre-normes, à conforter l'existence d'une communauté avec son propre récit fondateur, moins elle est susceptible de peser utilement sur l'histoire ; elle s'y oppose plutôt, proposant alors ses propres représentations du passé sans ouvrir l'espace du débat ou de la critique, indispensables au progrès du savoir historique.

L'impact de l'individualisme contemporain s'exerce encore plus directement sur l'histoire lorsque la recherche place au coeur de ses préoccupations le sujet personnel, qu'il soit acteur de l'histoire, ou victime. C'est ainsi que notre vision de la Première Guerre mondiale est profondément modifiée lorsque les historiens comme Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (dans 14-18. Retrouver la guerre, Gallimard, 2000) se préoccupent de l'expérience concrète du front, de la violence administrée et subie par les soldats, et développent, à la limite, une anthropologie de la guerre centrée sur la subjectivité de ceux qui la vivent, et en meurent au quotidien. Une telle approche n'élimine évidemment pas la référence à la nation, mais elle en éloigne la perspective, en décentrant l'analyse, qui s'écarte du point de vue du système pour privilégier celui de l'acteur. Ce qui a pour prix, d'une certaine façon, la déconnection de ce type d'histoire avec les perspectives plus classiques – stratégiques, politiques, militaires, diplomatiques – de l'histoire de la guerre.

La nation a donné à l'histoire son principe d'unité, elle a autorisé l'intégration, dans un même ensemble, de perspectives diversifiées, de modes d'approche les uns plutôt préoccupés par la politique, les autres par la culture, voire les mentalités, etc. Elle a aussi permis une vie intellectuelle internationale, fondée sur la rencontre et le débat à partir des expériences nationales des chercheurs. Elle n'a pas interdit pour autant que se développent des perspectives inscrites dans un cadre plus large, éventuellement planétaire. L'importance de l'école des Annales, notamment, a été de ne pas s'enfermer dans le seul espace théorique et histoique de la nation.

Toujours est-il qu'aujourd'hui, la nation cesse d'offrir à l'histoire un principe d'unité, ou que ce principe ne fonctionne plus de manière satisfaisante pour les chercheurs. Dès lors, l'histoire semble menacée d'éclatement. Les uns entérinent l'évolution, et même l'accentuent, l'accélèrent, la théorisent et la revendiquent : c'est ce que l'on observe avec les courants qui dans un sens sont en quête d'un point de vue global, ou dans un autre sens, opposé, se fixent sur le « micro » sans souci d'élargir leur point de vue. C'est ainsi qu'on assiste à des efforts récents pour promouvoir une « Global History », une histoire qui, au plus loin de perspectives « micro », ne serait plus associée aux points de vue particuliers des récits nationaux – ce fut là un des thèmes principaux du dernier Congrès international des sciences historiques, qui s'est tenu cet été à Oslo ; c'est également une tendance qui, combinée à l'héritage des Annales, se retrouve dans les manuels scolaires. D'autres constatent, pensent et regrettent ce qui est pour eux une perte incommensurable – c'est me semble-t-il – le point de vue actuel de Pierre Nora, et c'est ce qui rend si touchant son grand oeuvre Les Lieux de mémoire, (Gallimard, 1984). La monumentale aventure des Lieux de mémoire a été à l'évidence percutée par la poussée des identités et des mémoires et aboutit non plus seulement à rendre compte des relations privilégiées entre l'histoire et la nation françaises, mais aussi à regretter le triomphe – provisoire ? - de la commémoration, la « tyrannie de la mémoire », sur fond de décomposition des liens entre État et nation.

Les réponses proposées pour faire face à cette perte d'unité ou, tout simplement, les perspectives qui y trouvent un espace sont parfois singulièrement inquiétantes. Il en est ainsi, notamment, lorsque l'historien se raidit dans les perversions d'un nationalisme plus ou moins assumé, associant histoire et nation en des termes qui aboutissent, à la limite, au révisionnisme ou au négationnisme. Mais il existe aussi des efforts très constructifs. Les uns recherchent l'unité ou l'intégration du savoir historique dans une articulation des niveaux et des échelles donnant toute sa place, comme dit Nathalie Davis, à la « conscience de la globalité ». D'autres mettent non moins radicalement en cause le couple histoire/nation, pour tenter de lui substituer une histoire comparative, renouant avec Marc Bloch qui, dans une conférence en 1928, demandait : « Cessons, si vous le voulez bien, de causer éternellement d'histoire nationale à histoire nationale ». D'autres encore se demandent si l'unité du travail historique n'est pas, tout simplement, en chacun de ceux qui la produisent, et qui doivent par conséquent s'interroger sur leur rapport à leur objet – c'est peut-être pourquoi il est souvent recommandé aux candidats à une Habilitation à diriger des recherches (qui ouvre la voie pour un poste de professeur d'Université) de présenter un mémoire relevant de l'« ego-histoire ».



Les sciences sociales, dans leur ensemble, et l'histoire, tout particulièrement, ont dû s'adapter à une nouvelle donne, et cesser de penser leurs objets dans des catégories dont l'alpha et l'oméga demeurerait la nation. L'histoire pouvait d'autant moins échapper à ce mouvement d'ensemble des idées qu'il était au moins en partie porté par des acteurs et des intellectuels dont les références identitaires et les demandes mémorielles s'éloignaient considérablement de ce cadre national. Déjà, les affirmations liées à la mémoire juive, qui ont joué un rôle moteur dans l'évolution qui nous occupe, ne pouvaient se limiter à des modes de pensée et d'interpellation de l'histoire limitée à telle ou telle nation ; le fait qu'elles soient portées par une diaspora en même temps qu'actives au sein de l'État d'Israël, leur conférait des dimensions transnationales, même si elles ont souvent mis en cause des États et leurs nations. Du dedans des grandes nations, du fait de toutes sortes de minorités culturelles, mais aussi sociales, ou du dehors, portée alors par des groupes par exemple diasporiques, la mémoire, associée à toutes sortes d'identités (religieuses, de genre, de catégorie sociale, etc.) non seulement interpelle les histoires nationales, les obligeant dans certains cas à un considérable aggiornamento, mais aussi exerce sa pression pour que se renouvelle la démarche même de l'historien.

Michel Wieviorka

 


Remarques : Toute nation a besoin de mythes fondateurs et fait appel à l'histoire pour construire sa mémoire collective. Et c'est ainsi, note Marcel Detienne, qu'il « revient à la science historique un honneur dont elle se passerait bien : celui d'avoir inventé, puis cultivé, la notion de souche, d'origine » (in
Le Monde des débats de novembre 2000, « Quand on façonne la conscience nationale », article publié dans le dossier Histoire et Nation).

L'émergence, dans l'espace public, de ces mémoires « raturées » (selon l'expression d'Edouard Glissant), se traduit par des demandes de reconnaissance officielle et par un désir de réécriture de l'histoire nationale.

Si, comme le note Michel Wieviorka, la nation est « une identité parmi d'autres », cette identité, comme toutes les identités, est, d'abord et surtout, narrative - pourrait-on dire en s'inspirant des analyses du philosophe Paul Ricoeur.

Celui-ci a fort bien montré en quoi et pourquoi toute identité personnelle est une identité narrative. Pour dire qui je suis, je me raconte, c'est-à-dire je raconte une histoire, mon histoire. Et en la racontant, je l'interprète, l'adapte. Et celles et ceux qui m'écoutent, l'interprètent à leur tour et, parfois, la réinventent eux-aussi. L'identité narrative n'est donc jamais figée, puisqu'elle est un dire toujours en train de se dire.

Et l'on pourrait avancer qu'il en va de même de la nation qui est « une identité parmi d'autres ». Elle est, également, une narration, ou plus précisément une identité narrative qui, sans cesse, est dite et se dit. En conséquence de quoi, elle est projet, processus, devenir, mouvement. Mais jamais elle n'est figée.

Comme, de nos jours, « le niveau local tient une place croissante dans notre existence concrète », il serait peut-être bon de se demander si l'identité narrative qu'est la nation ne devrait pas d'abord se dire dans les « niveaux inférieurs » – la ville, la commune, les quartiers. Car c'est à ces degrés-là que se disent les premières histoires communes, les premiers sentiments d'appartenance, et ce n'est qu'à partir de ces ancrages-là qu'il est possible, par étapes successives, de se sentir « bien chez soi » au niveau régional, puis national, puis européen ... puis mondial.

ALF


Publié dans IDENTITÉ NATIONALE

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