UN BANC TOUT MOCHE ... [3]

Publié le par alain laurent-faucon


Suite
du récit d'Andéol. Il s'agit bien sûr, selon la formule consacrée, d'une fiction. Toute ressemblance avec quiconque serait donc purement fortuite. 

 

 

 

 

Un banc tout moche sur la côte




20 SEPTEMBRE

 

Tous ces sexes durs
Dressés.
Tous ces hommes
Le visage lourd, décomposé, fermé.

Et cette femme !
Cette femme qui les veut tous autour d'elle.
Violence subite. Intolérable.
Prendre. Laisser. Prendre.

De son être, des cris montent.
Menaçants. Embrouillés.
Puis elle s'effondre et murmure :
« Olivier, aide-moi ! »
« Aide-moi ! »

 



23 SEPTEMBRE

 

Olivier se lève.
Ramasse son cahier d'écolier, son cahier à spirales.
Et fonce dans la nuit.

Il a brusquement envie de frapper.
Parce qu'il se déteste.
Il a brusquement envie de frapper.
Parce qu'il est malheureux.

 

Olivier marche le long de la grève.
D'un pas nerveux.
Les poings crispés.
Olivier marche le long de la grève.
Cherchant l'étincelle.

Parce qu'il n'en peut plus de se répéter :
« Te laisse pas aller ... »
« Faut lutter ... »
« Te laisse pas aller ... »
« Faut lutter ! »

 



30 SEPTEMBRE


...

Un corps de plus.

...

Lentement, Olivier se dégage de la mêlée et récupère ses vêtements. Tout près, deux jeunes femmes, enlacées, vacillent – longues plaintes charnelles. L'une est plutôt opulente avec ses hanches pleines, l'autre plutôt féline.

Il les regarde.
Elles lui sourient.
Puis l'emprisonnent.
Et il s'abandonne à nouveau, - douce hébétude.

...

Et il songe à cette fiancée d'Orient, à cette belle Orientale aux paupières lourdes et au grand sourire voilé qui, un jour sûrement, le guérira de ses tourments, le sauvera d'Aimée, de cet amour qui le détruit.

Elle ne dira rien, ne demandera rien, sera sans calcul.
Elle le prendra par la main, et lui offrira son corps, son âme.
Et leur amour sera comme la rose : « SANS POURQUOI ».

Isha !

C'est la seule femme qui dans boutique-le-cul - comme d'ailleurs dans sa vie - c'est la seule femme qui a su lui offrir ce qu'il n'a jamais eu : un geste d'amour fou totalement gratuit. Pour lui. Rien que pour lui.

...

Rares sont les femmes qui donnent
Rares
Très rares
Elles prennent
Et baisent position sociale.

Aimée comme les autres.

Ne lui a-t-elle pas brutalement déclaré, quand il lui a dit qu'il aurait des ennuis d'argent parce qu'il venait de perdre son emploi : « alors ! pas question que tu restes à la maison, pas question que je t'aide.»
«
Tu n'es rien
PLUS RIEN.
»




15 OCTOBRE


Aiah cahtah mooloo – mooloo cahtah

... Olivier frissonne
De la tête aux pieds
...

Olivier frissonne et regarde devant.
Derrière.
A droite.
A gauche.
Sur les côtés.

...

Tout est calme dans le cercle. Que des habitués. Des couples qu'il connaît.

...

Olivier frissonne
Une nouvelle fois.
Puis ferme les yeux.

Il n'est plus dans boutique-le-cul.

Il est avec ses morts. Ses secrets. Son grand-père qui est là. Qui lui parle. Son grand-père cap'tain, disparu en mer – après avoir arrondi plus de vingt fois le célèbre Cap Dur. Le Cap Horn.

 

« Tu sais, gamin ! On croit toujours naviguer dans les beaux temps, vent sous vergue et perroquets hauts ... Puis, quelques heures plus tard, ou quelques jours plus tard, ou quelques semaines plus tard, arrivent d'épais nuages aux couleurs violacées poussés par des vents tournants qui soufflent en tempête – tandis que viennent se fracasser, en un chaos de gouffres et de murailles, des vagues déferlantes. »

 

« Et c'est, parfois, le drame ... LE NAUFRAGE ! »

 

« Tu entends alors, des entrailles du voilier – ruine flottante, crevée, tordue, affouillée par les lames et les flots tourbillonnants – monter une plainte aux accents nostalgiques. C'est la mélopée des marins disparus, que fredonnent les matelots un peu ivres, en croisant l'index et le majeur, pour conjurer les maléfices du Voltigeur Hollandais, - ce vaisseau gréé de brume et de larmes, que tu rencontres sur toutes les mers du globe, quand la Camarde vient te chercher. »

 


Und sie riefen : jetzt ist's vorbei

 

Olivier sursaute. Ouvre les yeux.
Mais il entend toujours, dans ses oreilles bourdonnantes, la mélopée du Voltigeur Hollandais, la mélopée du Vaisseau Fantôme.

Son tocsin au coeur des ténèbres.
Son chant de perdition.
Et peut-être sa rédemption.
 


Et ils crient : maintenant c'est fini

 




18 OCTOBRE



Il est là, devant lui, ce couple qui a tiré la mauvaise carte, ce couple qui a tiré le « Neuf de Coeur » - et Olivier les observe tous les deux.

 

Ils ne s'aiment pas, ils s'entretuent.
Elle ne jouit pas, elle se détruit.
Ils ne s'évadent pas, ils se replient.

 

Pourtant ils restent ensemble.
Comme le maître et son esclave.
L'esclave et son maître.
Dans la torture.
L'humiliation.

Avec, au bout, la perdition.

 

Troublante relation qui se termine, invariablement, par de nouveaux bleus à l'âme. Parfois des coups. Mais pas dans boutique-le-cul. Olivier veille, le coeur meurtri par tant de haine.

 



24 OCTOBRE



C'est toujours la même sensation de chute au creux de l'estomac, les mêmes picotements d'angoisse, la même solitude odieuse et moite, le même désarroi qui laisse près des pleurs.

A bout de nerf, à bout d'espoir, Olivier éprouve de plus en plus l'envie de se laisser couler, d'être aspiré sans se débattre.

Il se sent fatigué. Si fatigué ! Il en a assez. Tellement assez !

D'ailleurs, il le sait : l'échéance est proche. Il lui faudra partir une nouvelle fois. A nouveau tout quitter. Mais quitter quoi ? Ici, il n'a plus de vie. Il n'aura jamais de vie ! Car, vu de son côté, de l'autre côté, celui du bar, boutique-le-cul est une prison.

Un échec.
Une déraison.
Sans issue.
Sans rédemption.

Pourtant Olivier hésite encore à s'en aller ... Par lâcheté ... Parce qu'il a peur, vraiment peur ...Trop peur de se retrouver plus nu qu'avant son arrivée ... Ici ... Sur la Côte ... Assis sur un banc tout moche ... Perdu dans boutique-le-cul.

Peur. Trop peur.
De la rue.
Du froid.
De la faim.
De la crasse.

La dégringolade est si rapide !
Si fulgurante !

Olivier le sait ... Il connaît ... Il a déjà donné ... « Plus jamais ça ! », hurlait-il ... « Plus jamais ça ! » ...

Oui ! Olivier se souvient du temps où il vivait dans un squatt sordide, aux murs délabrés, aux planchers défoncés, remplis de souris et de blattes.

Sans chauffage.
Sans eau chaude.
Sans toilettes.

Oui ! Olivier se souvient et il sait !

Il sait, par expérience, que la misère engendre plus de misère encore – vêtements élimés, chaussures percées.

Qu'elle vampirise.
Devient une obsession.

S'attaque d'abord à l'âme ... - c'est quoi, au juste, la vie humaine quand on a manque de tout ? - puis au corps ... Et que l'on se met à boire dès que l'on a trois sous en poche.

Du mauvais vin. Mais du vin.

Du vin qui réchauffe l'âme et le corps. Qui coupe la faim ... Cette faim qui ronge le ventre, serre les tempes, vrille les yeux ... Du vin qui permet d'oublier qu'on n'est plus qu'un rat puant.

Car le vin, - c'est l'oubli.
Et l'oubli, - c'est la survie.
Car le vin brouille, un instant, la misère. Et son odeur.

L'odeur de la misère !
Une odeur de rance et de goyave collée à la peau.
Une odeur d'égout et de gruyère collée aux dents.

Eh puis il y a le froid ! Ce froid qui tue le moindre désir, la moindre volonté.

On veut faire beaucoup de choses.
On veut essayer de s'en sortir.
Eh puis il y a le froid, ce froid qui prend, lacère, détruit les neurones, tétanise les muscles.

Alors, on ne souhaite qu'un endroit sombre, fermé, où l'on puisse se recroqueviller en tas, dans une position quasi-foetale, pour donner moins de prise à son étreinte fatale. 

Voilà pourquoi il reste encore.
Pourquoi il s'accroche.
Même s'il sait que l'échéance est proche. »

 


25 OCTOBRE

 

L'homme se déhanche sur la piste de danse et, aussitôt, plusieurs femmes se précipitent pour le déshabiller. Sûr de lui et de l'effet produit – c'est un « hardeur » très apprécié dans le monde du « X » -, il prend des poses sulfureuses en faisant rouler ses muscles d'écorché vif.

Une femme à la poitrine arrogante, gainée de cuir, les seins percés et ornés d'anneaux, lui arrache son cache sexe.

Une violente onde de choc parcourt boutique-le-cul - comme un torrent qui bouscule tout sur son passage, qui bouscule tous les garde-fous ... Il y a quelque chose d'urgent, d'impérieux, dans cette turgescence qui survolte les couples. Les rend avides. Fiévreux. Hors d'eux-mêmes.

 



28 OCTOBRE

 

« Aimée ! »
« Pourquoi m'as-tu dit ça ? »
« Pourquoi ? »

 

Il est cinq heures et il est seul.
Assis sur le banc – son banc
Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche.

Il est cinq heures et il voudrait être loin.
Très loin.
Sur un voilier en partance.
Dans l'océan Indien.

Pour oublier sa souffrance.
Ses obsessions.

 

Il est cinq heures et il songe à ses amis. Les seuls qu'il ait. Ses « amis-écrits ». Marie Pirogue. Baba Coquille. Les Créoles des îles. Ceux des Chagos. Et il se demande ce qu'ils feraient à sa place. Ce qu'ils feraient pour chasser le malheur. Chasser la mofinn.

 

Olivier ferme brusquement les yeux, plisse les paupières, puis ouvre à nouveau les yeux.

La mer brasille de mille reflets diaprés dans l'ardeur solaire d'une belle matinée d'automne, - tandis que semble mugir une corne de brume.

Intrigué par cet appel étrange, Olivier écoute les rumeurs de la mer.

Et il perçoit, maintenant qu'il y prend garde, apporté par un léger vent de travers, le branle-bas des marins pêcheurs : coups de sifflet, appels et contre-appels, grincement des poulies, ferraillement des treuils, raclement des chaînes, crachotement des moteurs.

La flottille va bientôt sortir ! Et il éprouve soudain l'envie de la voir partir.

 

Olivier se lève et quitte son banc. Il se dirige vers le petit port de pêche, en passant par la grève, puis en escaladant les blocs de roche et de béton qui constituent la digue. Il commence à être trempé de la tête aux pieds, car les vagues viennent se briser en un jaillissement d'écume et de gouttelettes qui lui « rincent le poil ».

Mais il aime ce contact avec la mer. Le grondement de l'eau. Les fusées d'embruns. L'appel du large.

Il est chez lui.
Il est dans les îles.
A l'entrée du lagon.
Quand les patrons de pirogues et de bateaux pontés vont franchir la barre –
sauter les brisants, comme ils disent là-bas. Tandis que, sur le rivage, battent les tambours pour apaiser les démon de la barre et des flots. Acompagnés par la voix rauque et sensuelle de Marie Pirogue.

 


Aiah cahtah mooloo – mooloo cahtah

 

D'un coup, d'un seul, l'existence se métamorphose en une geste fantasque, une partie de cache-cache avec la Camarde !

 


Aiah cahtah mooloo – mooloo cahtah

 

A nouveau saisi par ses feux follets, rempli de larmes, Olivier dérape dans un monde parallèle peuplé d'ombres chères. Son esprit vacille. Il a besoin d'envolées lyriques dans sa fuite en avant ... besoin de sentir la présence de ses « amis-écrits », de « ses » vieilles tantines surtout – gardiennes de la mémoire collective ... et il voudrait qu'elles lui parlent ... il ferme très fort les yeux ... et il perçoit des murmures ... ce sont elles ... oui ! elles lui parlent ... il les entend ... oui ! distinctement ... elles lui parlent du rituel ... Un rituel qu'il convient d'observer, si l'on est dans le malheur, si l'on pleure l'être aimé, à jamais disparu.

Un rituel qui commence ainsi.
Par un cri strident qui se répercute au-delà des cases.
Par-delà les îles.

 

Ki fer to alé ? - Pourquoi es-tu partie ?

 

Puis les patrons de pirogues et de bateaux pontés allument cinq feux d'écales, tandis que les musiciens préparent les ravanes en les faisant lentement tournoyer au-dessus des braises, afin d'en retendre les membranes, en laissant parfois glisser leur main droite sur les peaux échauffées comme s'ils voulaient ôter une poussière, avant de les frapper du bout des doigts d'un coup sec – jusqu'à ce qu'ils obtiennent une tonalité voisine du chiffre « 15 » prononcé à leur manière, d'une voix nasale et un peu métallique : « Sa kinz la, kouma dir, so dyapazon ».

Alentour, des tisons enflammés par des adolescents vêtus d'un simple pagne, déforment les êtres et les choses, allongent les ombres des palmes qui, sous l'action de la brise, deviennent autant de crécelles au cliquetis funèbre.

Et le cri strident. A nouveau.

 


Ki fer to alé ? - Pourquoi es-tu partie ?

 

Aussitôt suivi des roulements sourds des tambours, les ravanes ...

 


TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

... annonçant le début des « huit jours » dont le point d'orge sera « aniwawaoh ».

 

La famille, les amis, les habitants des Chagos, vont chanter, pleurer, danser, psalmodier des paroles sacrées au pouvoir magique, dont le sens reste aujourd'hui caché même des sorciers – pourtant fort redoutés.

 


Torti de ter mont' pyé koko
Misyé Laryé gagn' so bébé
Pilé-Oûmba ! Pilé-Oûmba !

 

Et toute la nuit, assises devant la case de l'être absent, Marie Pirogue et les vieilles tantines vont parler et parler de la Dame Blanche de Salomon, de l'aimée, de son Aimée, pour revivre une dernière fois en sa compagnie, avant d'accepter l'inéluctable, le fait qu'elle ne sera plus jamais là, qu'il faudra bien porter le deuil d'un amour qui s'en est allé à l'ombre d'un nuage, loin, très loin, là où il n'y a plus rien.

Elles vont parler. Et parler. Chanter. Pleurer. Et prier. Au rythme des tambours qui ne cessent de battre. En buvant du kalou, ce vin de palme fermenté. Et en fumant des « 555 », la cigarette des coloniaux.

Elles vont parler et parler jusqu'au moment où leur tête sera moins tracassée et leur coeur plus serein.

Elles vont parler ainsi.
Durant les « huit jours ».

Nuit après nuit.

 


Torti de ter mont' pyé koko
Misyé Laryé gagn' so bébé
Pilé-Oûmba ! Pilé-Oûmba !

 

Brusquement Olivier crispe les mâchoires et serre les poings, le regard sombre.

Oui ! C'est décidé !
Il fera les « huit jours »
Puis « aniwawaoh »

Comme Marie Pirogue, Baba Coquille. Ses « amis-écrits ».

 

Assis sur la digue
A l'entrée du petit port de pêche
Non loin du banc, de son banc, de la chapelle
Olivier regarde
la flottille des marins pêcheurs gagner la haute mer.

Chahuté par les volées d'embruns et le vent du large
Il entend déjà les tambours
Dans son coeur. Dans sa tête.

 


TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 


[à suivre]



 

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