RÉINVENTER LA DÉMOCRATIE [2]

Publié le par alain laurent-faucon



Rappelons les faits : la République des Idées organisait les 8, 9 et 10 mai 2009, un forum sur le thème « Réinventer la démocratie ». Le Monde, Le Nouvel Observateur, France Culture et l’Institut d’études politiques de Grenoble en étaient les partenaires.

Je vous propose la suite de cet excellent dossier paru dans Le Monde. Cette fois-ci, le titre est : « démocratie et société ». Évidemment, il est inutile de rappeler combien la lecture complète et attentive de ce dossier en trois volets est primordiale, tant la démocratie est un thème « dans l'air du temps » !

 


DOSSIER PARU DANS LE MONDE


édition du 29 avril 2009

 



TITRE DEUXIÈME : DÉMOCRATIE & SOCIÉTÉ

 


Égalité territoriale ? Oui, mais pas trop !


par Laurent Davezies

 

La lutte contre le creusement des inégalités territoriales serait aujourd'hui aussi progressiste que la lutte contre les inégalités sociales. Elle en serait même une des modalités. Cette idée est particulièrement discutable. D'abord parce que les inégalités de développement n'ont cessé de se réduire durant le dernier quart de siècle entre nos régions, nos départements et nos agglomérations (alors que de nouvelles inégalités sociales se sont développées).

Ensuite parce que cette égalisation croissante a un coût, trop peu mesuré, qui pèse sur les performances économiques et sociales du pays.

Domine en France l'idée d'une fracture territoriale qui viendrait creuser la fracture sociale. Si les métropoles ont gagné à la mondialisation, les territoires du "désert français" seraient les grands perdants. C'est faux. Certes, la mondialisation a été à l'origine d'un accroissement des disparités interrégionales de PIB par habitant au bénéfice des territoires urbains les plus productifs.

Mais dans le même temps, les inégalités de revenu entre nos régions, nos départements ou nos agglomérations n'ont pas cessé de se réduire depuis les années 1960 (il n'y a qu'au sein de nos grandes villes, par des effets de ségrégation résidentielle, que les inégalités de revenu augmentent). Aujourd'hui, ce sont les territoires les moins productifs du pays qui enregistrent les meilleures progressions en termes de revenu, de peuplement, d'emploi ou de lutte contre l'exclusion.

Comment expliquer ce paradoxe ? La mondialisation a déstabilisé nos systèmes productifs locaux et régionaux, mais dans le même temps nos mécanismes de mutualisation ont fortement progressé. On entend parler depuis trente ans du "recul de l'État" et de la baisse de la rémunération du travail par rapport à celle du capital, alors que les dépenses publiques et sociales (et donc les revenus de redistribution) n'ont, pendant ce temps-là, cessé de progresser pour franchir la barre des 50 % du PIB... S'est ainsi constituée une véritable économie "publico-résidentielle", largement protégée de la concurrence, liée aux redistributions géographiques de ces revenus. Si nos métropoles les plus productives sont aujourd'hui les locomotives de la croissance française et la principale source de nos budgets publics et sociaux, il est frappant de noter qu'elles sont, dans pratiquement tous les domaines, doublées par les wagons que constituent les autres territoires, dynamisés par cette nouvelle économie résidentielle et publique.

Le Limousin, par exemple, fournit aujourd'hui le PIB par habitant le moins élevé des régions françaises... et il est classé premier par les indicateurs de développement humain (qui combinent des indicateurs variés comme le revenu, le chômage, la criminalité, le taux de pauvreté ou l'espérance de vie à la naissance). Pourtant, si l'ensemble du territoire français ressemblait au Limousin, notre croissance chuterait de 20 %...

La géographie des problèmes territoriaux a ainsi changé du tout au tout : l'urgence pour l'action publique ne se trouve plus aujourd'hui dans nos territoires "périphériques", nos villes petites et moyennes ou notre monde rural, mais dans nos grandes métropoles et nos territoires les plus industrieux du nord-est (où se situent, de plus, la plupart des "quartiers" à problèmes).

L'agglomération parisienne, à cet égard, constitue un important sujet d'inquiétude. Fournissant près de 30 % du PIB national, elle est le moteur de la croissance française. Si l'ensemble du pays avait sa productivité, la croissance du pays ferait un bond de 50 % ! Pourtant, ses ménages ne bénéficient que de 22,5 % du revenu des ménages français !

Dit autrement, si l'on rapporte ce revenu au nombre de ses actifs occupés, on obtient une égalité avec la province ! La région parisienne est la principale source de redistribution des revenus : c'est elle qui permet de rééquilibrer les disparités entre régions et départements, et à une moindre échelle nos grandes métropoles.

Tant que la croissance du pays paraissait naturellement assurée, on pouvait se réjouir de ce mécanisme puissant de cohésion. Dans le contexte actuel, il faut s'en inquiéter. Quand les pattes du baudet se mettent à trembler, faut-il continuer à le charger ? Nos métropoles sont aujourd'hui en difficulté : inflexion du revenu, de l'emploi, soldes migratoires négatifs de leurs actifs, montée plus rapide qu'ailleurs de la pauvreté et du chômage, plus grande vulnérabilité aux récessions...

Quelques artefacts viennent encore les pénaliser : l'égalisation négociée, par exemple, des salaires entre les régions françaises s'est traduite par une inégalité de pouvoir d'achat désormais défavorable aux habitants des régions métropolitaines en raison de l'écart croissant des indices de prix sur les territoires. Les Franciliens sont ainsi nominalement plus riches que les provinciaux, mais pas en pouvoir d'achat. L'inégalité a changé de camp !

Autre exemple : la régionalisation a permis depuis une douzaine d'années d'opérer des coupes sombres dans les moyens de la recherche publique francilienne au profit d'une répartition "territorialement équitable" entre les régions françaises. Comme si nos 22 régions françaises avaient les mêmes chances, comme Paris, de jouer dans la cour des Boston ou San Francisco ... En bref, tous les mécanismes d'égalisation territoriale sont aujourd'hui à l'oeuvre. Bravo. Mais ces mêmes mécanismes ne sont-ils pas aussi ceux du déclassement de la compétitivité française dans la mondialisation ?

Si la lutte pour l'égalité a été un des principaux moteurs du progrès social, mais aussi économique, des pays industriels dans les décennies passées, la lutte contre les inégalités spatiales pourrait bien être un frein à ces progrès.

Laurent DAVEZIES, professeur à l'université Paris-Val-de-Marne

 


« Accueillir les étrangers n'est pas utopique.

C'est une question de volonté politique »



Entretien avec Danièle Lochak,

professeur de droit à l'université Paris X-Nanterre

 

Comment une politique de l'immigration pourrait-elle régénérer nos démocraties, dépassées par la gestion et la répression des flux migratoires ?

Peut-il y avoir une démocratie avec autant d'exclus de la vie démocratique ? Le droit de vote des résidents étrangers en France serait un précieux élément d'intégration. Car c'est un droit qui rend les individus conscients de leur solidarité de destin. Depuis 1981, cette éventualité a été régulièrement évoquée, mais toujours abandonnée. Par rapport à nombre de pays de l'Union européenne, la France est, sur ce point, à la traîne. Il est vrai que, pour autoriser les étrangers à voter, il faudrait modifier la Constitution française. Mais ce n'est pas un véritable obstacle. Au moment où le traité de Maastricht a donné aux citoyens de l'Union le pouvoir de voter aux élections municipales et européennes dans les pays dans lesquels ils vivent, on aurait pu instaurer une citoyenneté de résidence et ainsi ouvrir le droit de vote à tous. Mais la citoyenneté européenne est restée attachée à la nationalité.

La vie démocratique s'étend aux droits sociaux et économiques. Comment favoriser l'intégration des étrangers sur ce terrain rendu sensible par la crise ?

Une démocratie, c'est aussi l'égalité. Par rapport à la situation qui prévalait dans les années 1970, de nombreux progrès ont été effectués. L'égalité est aujourd'hui à peu près totale en ce qui concerne les prestations sociales... A condition toutefois d'être en situation régulière, car les allocations familiales ne sont attribuées que pour les enfants entrés par regroupement familial. Du point de vue des droits économiques, et notamment l'accès à l'emploi, l'ouverture est encore trop limitée, malgré tous les rapports qui, depuis les années 1990, plaident pour une restriction des emplois fermés aux étrangers extracommunautaires. Récemment encore, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) vient de recommander au gouvernement de supprimer les conditions de nationalité pour l'accès aux emplois publics et aux professions du secteur privé fermées aux étrangers extracommunautaires. Mais, pour l'instant, rien n'a changé.

L'intégration économique est-elle une des clefs de l'intégration sociale et politique des étrangers extracommunautaires en France ?

On estime à plus de 6 millions le nombre d'emplois fermés, si l'on compte toutes les fonctions publiques, les emplois privés et les professions libérales concernés. Le fait que tous ces emplois soient fermés aux étrangers est doublement anti-intégrateur. D'un point de vue pratique, tout d'abord, car il s'agit de toute une série d'emplois protégés et de longue durée, comme ceux de fonctionnaires, qui ne peuvent être occupés par des étrangers. D'un point de vue symbolique, ensuite, car ces derniers ne sont pas représentés à ces postes à forte visibilité sociale. Cette fermeture rejaillit sur leurs enfants, car la représentation qu'on se fait d'un futur métier dépend des situations observées.

La démocratie, sous sa forme républicaine, c'est aussi une certaine idée de la fraternité. Est-elle, selon vous, affectée par la politique gouvernementale ?

La politique répressive actuelle a des conséquences sur le lien social. La suspicion, l'immixtion dans la vie privée des gens, la menace contre les "délinquants de la solidarité", ces citoyens français qui viennent en aide aux étrangers, fabriquent une société de défiance, de méfiance et de police. C'est la nature même de la démocratie et de l'Etat de droit qui est atteinte par cette politique migratoire. Va-t-on encore longtemps réserver la liberté de circulation aux résidents des pays riches, à l'encontre des droits fondamentaux des migrants, tels que le droit d'asile ou celui de vivre en famille ? Il faut aussi insister sur le caractère meurtrier de cette politique que des événements tragiques nous rappellent chaque jour. Rappelons aussi les accords passés par les pays européens avec la Libye de Khadafi. Une démocratie peut-elle faire autant d'entorses à ses principes ?

La solution ne consiste pas, selon vous, à endiguer les flux migratoires, mais à se donner les moyens d'accueillir les migrants. Est-ce une utopie réaliste ?

Selon les experts de l'ONU, 50 millions de personnes quitteront leur pays dans les cinq prochaines années, à cause de la détérioration de leur environnement climatique. Ce facteur va s'ajouter aux autres. On ne peut pas imaginer d'empêcher les migrations. Mieux vaut donc réfléchir à comment intégrer les migrants. Inutile de faire peur à l'opinion publique en affirmant que toute la misère du monde va se déverser en Europe si les frontières s'ouvrent davantage. Tout le monde le sait : ce ne sont pas tous les Chinois qui gagnent l'Europe, mais des migrants de certaines régions de la Chine. Et, pour beaucoup, l'objectif n'est pas de rester définitivement loin de chez eux. Après tout, à la Libération, les Français ont fait des enfants sans attendre qu'il y ait des structures adaptées pour s'en occuper. Accueillir les étrangers n'est pas utopique. C'est une question de volonté politique.

Propos recueillis par Nicolas TRUONG

NB : Danièle Lochak a publié, avec Carine Fouteau, Immigrés sous contrôle. Les droits des étrangers : un état des lieux, Le Cavalier bleu éditions (2008).

 


Il y a urgence à penser le capitalisme du XXIe siècle


par Thomas Piketty

 

Le capitalisme du XXIe siècle sera-t-il aussi inégalitaire que celui du XIXe ? Se conclura-t-il par le même déchaînement de guerres, de nationalismes et de violences, à l'échelle réellement mondiale cette fois ? Une chose est certaine : il faudra bien plus que la crise financière actuelle pour que la démocratie prenne le dessus et apprenne à dompter le capitalisme.

La crise peut certes jouer un rôle salutaire pour corriger certains des excès les plus criants apparus depuis les années 1980. Par quelle folie idéologique les autorités publiques ont-elles permis à des pans entiers de l'industrie financière de se développer sans contrôle, sans régulation prudentielle, sans rendu des comptes digne de ce nom ? Par quel aveuglement a-t-on laissé des dirigeants et des traders se servir des rémunérations de dizaines de millions d'euros, sans réagir, voire en les glorifiant ?

La chute du Mur et la victoire définitive du capitalisme contre le système soviétique ont probablement contribué à l'émergence de cet étrange moment des années 1990-2000, marqué par une foi démesurée dans le marché autorégulé et un sentiment d'impunité absolue parmi les élites économiques et financières.

Dans sa forme la plus extrême, ce temps est terminé. Encore faudra-t-il des années avant que les discours publics se transforment en actes. La transparence financière et comptable est un chantier titanesque touchant aussi bien les paradis fiscaux que les grands pays, les sociétés non financières que le secteur bancaire. Concernant les rémunérations extravagantes, seuls des taux d'imposition dissuasifs permettront de revenir à des écarts moins extrêmes. La route sera longue, tant les résistances idéologiques sont fortes.

Supposons néanmoins que ces deux combats soient menés à leur terme. Le capitalisme du XXIe siècle n'en deviendra pas pour autant un monde juste et paisible. On dit souvent que le capitalisme de ce début de siècle est "patrimonial". On entend par là que les patrimoines financiers et immobiliers, les mouvements de leurs prix et de leurs rendements, jouent un rôle essentiel. C'est vrai. Mais il faut maintenant prendre conscience du fait qu'il ne peut exister de capitalisme autre que "patrimonial", et qu'il s'agit là d'un élément structurant du paysage social et des inégalités. Au cours du XXe siècle, en particulier pendant les Trente Glorieuses, on a cru à tort que nous étions passés à une nouvelle étape du capitalisme, un capitalisme sans capital en quelque sorte, ou tout du moins sans capitalistes.

A une vision du monde opposant travailleurs et capitalistes, en vogue jusqu'en 1914 et encore dans l'entre-deux-guerres, nous avons progressivement substitué à partir de 1945 une vision tout aussi dichotomique, mais plus apaisante, opposant d'une part les "ménages", supposés vivre uniquement de leurs salaires, et d'autre part les "entreprises", univers certes dominé par une implacable logique de productivité et d'efficacité, mais surtout lieux où sont distribués les salaires, toujours croissants. En oubliant au passage que les détenteurs ultimes des entreprises et de leur capital sont toujours des personnes physiques, des ménages en chair et en os. Et que l'inégale répartition de la propriété des patrimoines et de leurs revenus (dividendes, intérêts, loyers, plus-values) demeure l'inégalité fondamentale du système capitaliste : Marx avait au moins raison sur ce point.

Sans le formuler explicitement, on a même cru un moment que les revenus du capital avaient tout bonnement disparu au bénéfice des revenus du travail. On s'est pris à imaginer que les cadres méritants avaient définitivement remplacé les actionnaires bedonnants. On s'est mis à penser les inégalités uniquement à travers le prisme apaisant des inégalités salariales entre ouvriers, employés, cadres. Mais un monde uni, communiant dans le même culte du travail, fondé sur l'idéal méritocratique.

Nous ne reviendrons jamais à ce monde enchanté des Trente Glorieuses, qui était pour partie un rêve pieux, et pour partie une période exceptionnelle et transitoire, correspondant à un capitalisme de reconstruction. D'abord pour une raison bien connue : les taux de croissance de la production de l'ordre de 4 % ou 5 % par an observés pendant cette période, qui permettaient d'alimenter une hausse soutenue du pouvoir d'achat et un sentiment de progrès perpétuel, s'expliquaient avant tout par un phénomène de rattrapage, après des décennies perdues (1914-1945). Mais également pour une raison plus profonde dans ses conséquences à long terme. A l'issue de la seconde guerre mondiale, les patrimoines privés avaient de fait quasiment disparu. Au début des années 1950, le total des patrimoines financiers et immobiliers des ménages ne représentait qu'à peine plus d'une année de revenu national, contre plus de six à la veille de la première guerre mondiale. Il fallut plus d'un demi-siècle pour que le rapport entre patrimoines et revenus, paramètre central du développement capitaliste, retrouve au cours des années 2000 des niveaux de l'ordre de 6/7, comparables à ceux de la Belle Époque.

Le creux de la courbe a été particulièrement marqué en France, à la fois du fait de l'importance prise par l'Etat comme propriétaire du capital des entreprises à l'issue des nationalisations de 1945, et d'une politique vigoureuse de blocage des loyers, qui explique pour une large part les prix immobiliers historiquement bas observés des années 1950 aux années 1970. On retrouve toutefois cette même évolution générale dans tous les pays développés. Au niveau mondial, l'accumulation du capital privé a vu s'ouvrir de nouveaux secteurs et de nouveaux territoires, autrefois propriétés des États.

Les très hautes valorisations des patrimoines observées ces dernières années sont en partie la conséquence des bulles boursières et immobilières, et les ratios patrimoine/revenu sont appelés à baisser dans les années qui viennent. Mais ils ne reviendront jamais aux faibles étiages des Trente Glorieuses. Tout laisse à penser que les patrimoines et leurs revenus vont se situer au XXIe siècle à des niveaux au moins équivalents à ceux du XIXe et du début du Xxe.

Les effets produits sur les structures sociales et les inégalités nationales et internationales mettront du temps à se faire pleinement sentir, mais ils seront à terme considérables. D'autant plus que le dumping fiscal généralisé, qui a déjà largement mis à mal les impôts progressifs patiemment construits au XXe siècle, n'a sans doute pas encore atteint son paroxysme, et menace de conduire à la suppression pure et simple de toute forme d'imposition du capital et de ses revenus. Plus rien n'empêchera alors le capitalisme de retrouver les sommets inégalitaires du XIXe siècle. C'est-à-dire un monde où Vautrin pouvait benoîtement expliquer à Rastignac que la réussite par les études et le travail était une voie sans issue, et que la seule bonne stratégie d'ascension sociale consistait à mettre la main sur un patrimoine.

Car c'est bien de cela qu'il s'agit. L'économie de marché et la propriété privée du capital méritent certes d'être enfin pensées dans leurs dimensions positives. Non pas comme un système fondé sur l'acceptation pragmatique de l'égoïsme individuel et de nos imperfections humaines, mais comme le seul système s'appuyant sur la liberté des personnes et l'infinie diversité des aspirations individuelles. Mais pour cela il faut reconnaître sans détour que le capitalisme, de façon indissociablement liée à sa dimension émancipatrice, produit inévitablement une inégalité d'une brutalité inouïe, insoutenable, injustifiable, menaçant nos valeurs démocratiques essentielles, au premier rang desquelles l'idéal méritocratique. Pendant les Trente Glorieuses, seul un pourcentage insignifiant de la population était susceptible de recevoir en héritage l'équivalent d'une vie de travail au salaire minimum (environ 500 000 € actuellement). Ce pourcentage, qui a décuplé en vingt ans, devrait dépasser les 10 % dans les années 2010, et plus encore si l'on prend en compte les rendements des capitaux correspondants. Et même si cela mettra plus de temps à se faire sentir, la part des capitaux reçus de la génération précédente dans ceux transmis à la génération suivante ne cessera d'augmenter.

L'idéal d'une accumulation du capital fondée sur l'épargne méritante issue des revenus du travail, valable pendant les Trente Glorieuses et dans les périodes de très forte croissance économique ou démographique, disparaît mécaniquement dès lors que les séquelles des guerres s'éloignent et que les rendements du capital dépassent durablement les taux de croissance. Et l'arbitraire des enrichissements patrimoniaux dépasse largement le cas de l'héritage. Le capital a par nature des rendements volatils et imprévisibles, et peut générer pour tout un chacun des plus-values (ou des moins-values) immobilières et boursières équivalentes à plusieurs dizaines d'années de salaire. Et même si la concentration des patrimoines est forte, et peut encore croître, rien ne serait plus illusoire que de s'imaginer que le capital est l'apanage de certaines familles : un capitaliste sommeille en chacun d'entre nous, et chaque personne disposant de 200 000 € en assurance-vie possède indirectement des morceaux d'usines, qui parfois licencient et délocalisent pour rémunérer ledit capital.

Au niveau international, l'instabilité des fortunes engendrée par les mouvements des prix et des rendements du capital est encore plus élevée. Sans une forte reprise en main par le pouvoir démocratique, un tel système mène à des catastrophes.

Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé et qui ont temporairement donné l'illusion d'un dépassement structurel du capitalisme. Pour que le XXIe siècle invente un dépassement à la fois plus pacifique et plus durable, il est urgent de repenser le capitalisme dans ses fondements, sereinement et radicalement.

Thomas PIKETTY, directeur d'études à l'EHESS, professeur à l'École d'économie de Paris. 

 

 

Christian Baudelot,

pourfendeur de l'élitisme à la française

 


Le plus souvent en tandem, Christian Baudelot et Roger Establet ont parfois exploré des terrains inédits, comme celui du suicide ou de la consommation. Mais leur grand oeuvre, depuis une quarantaine d'années, reste le décryptage sans cesse approfondi du système éducatif français et de ses points de faiblesse ou de blocage. Pour le dire d'une formule, de cette étrange imposture nationale que constitue "l'élitisme républicain", cette conception qui fonde l'École en même temps qu'elle la tétanise, qui l'institue comme le premier creuset démocratique depuis Jules Ferry et reproduit pourtant - quand elle ne les aiguise pas - des inégalités scolaires étroitement liées à l'origine sociale des familles.

C'est le titre de leur dernier ouvrage (L'Élitisme républicain. L'école française à l'épreuve des comparaisons internationales, La République des idées/Seuil, 10,50 €) ; c'était déjà le thème du premier, L'École capitaliste en France. On était en 1971. Bourdieu et Passeron - les "grands frères" -, avaient publié Les Héritiers un an auparavant. Sociologie et analyse politique étaient façonnées par le marxisme et ses dérivés, althussériens notamment. La question de la justice sociale - en l'occurrence de l'injustice de la machine scolaire - était au coeur de la réflexion.

Au siècle suivant, elle y est encore. Car le diagnostic 2009 de Baudelot et Establet n'est pas moins sévère : "L'école française est trop et trop tôt sélective. Non seulement elle compte un taux très élevé de jeunes en échec, mais elle ne parvient pas à fournir des élites assez étoffées. Sous la carrosserie égalitaire, c'est une forme d'aristocratisme inavoué qui fait tourner le moteur."

En quarante ans, sans doute, le paysage s'est profondément transformé : l'école a pris de plein fouet, sans y être préparée, le chômage de masse et l'urbanisation, l'immigration et la mondialisation ; dans le même temps, la proportion de chaque génération au niveau du baccalauréat et entrant à l'université a presque triplé. Pour autant, souligne Christian Baudelot, "la question des inégalités est plus vive que jamais".

Quant aux outils fondamentaux de l'analyse marxiste, ils restent d'autant plus efficaces que, désormais émancipés de la doctrine qui les surplombait, ils peuvent s'articuler avec des outils statistiques comme les enquêtes internationales PISA sur le niveau des élèves de 15 ans. Or ces enquêtes, dont les deux sociologues décortiquent les résultats dans leur dernier ouvrage, sont éclairantes sur deux points.

D'une part, la France est le pays du grand écart scolaire : "Si ses élites font presque jeu égal avec l'excellence internationale, 40 % de ses effectifs se situent dans les profondeurs du classement." Et l'on sait que ce qui est vrai à 15 ans ne fait que s'accentuer ensuite, du fait de la dichotomie de l'enseignement supérieur entre universités ouvertes et filières protégées.

D'autre part, et c'est le plus intéressant, il n'y a pas de fatalité de ce gâchis à la fois éducatif et démocratique. Ou, plus exactement, il ne devrait y avoir de fatalité, quand on constate que les sociétés socialement les moins inégales sont aussi celles dont l'école est la meilleure. Autrement dit, la justice est l'une des conditions de l'efficacité des systèmes scolaires. Et l'élitisme est pour une bonne part l'ennemi de l'excellence.

Cela dessine la philosophie d'une réforme possible autant que souhaitable. Mais une réforme improbable, pour Baudelot et Establet, tant que les gouvernements auront pour seule boussole la logique comptable de diminution des dépenses publiques et tant que les familles considéreront l'école comme une affaire privée, à la recherche du meilleur placement pour leurs enfants.

Gérard COURTOIS


Publié dans DÉMOCRATIE

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