LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ
LES FEMMES ET LA SOCIÉTÉ
PREMIERE PARTIE
AVANT-PROPOS
Fausses évidences et malentendus
Il y a d’abord les « gens de peu », ceux que l’histoire a tendance à oublier, et les « grands de ce monde », les riches et les puissants, qui encombrent le devant de la scène et dont les faits et gestes masquent souvent les réalités de la vie quotidienne. Mais il y a aussi, pour emprunter à l’historien Philippe Ariès ses analyses [1], d’un côté le monde des « faits réels et agis, facilement repérables et mesurables » et, de l’autre, « le monde obscur et extravagant des fantasmes, le monde de l’imaginaire ».
Parler des femmes devient alors une aventure hasardeuse dans la mesure où la vie de quelques femmes célèbres fait oublier la condition peu enviable de toutes les autres femmes, dans la mesure où il faut sans cesse aller d’un monde à l’autre, du monde des faits réels souvent masqués par les fausses évidences au monde des fantasmes et de l’arbitraire culturel. La domination masculine, constate le sociologue Pierre Bourdieu, est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question (La Domination masculine, 1998). Et c’est cela qui est terrifiant, positivement terrifiant : le fait de constater qu’au fil des siècles, quand il s’agit des femmes, l’ensemble des croyances et des pratiques sociales sont perçues comme normales, comme allant de soi, ne devant pas faire l’objet du moindre doute. L’arbitraire culturel fortement marqué par la religion [2] paraît naturel ; stéréotypes et préjugés sont considérés comme des vérités. Pour expliquer une telle attitude misogyne et sexiste, Virginia Woolf (1882-1941), romancière et théoricienne britannique, évoque le « pouvoir hypnotique de la domination » (Trois guinées, traduit par Viviane Forrester, éditions des femmes, 1977).
ÈVE OU LA CRÉATION DE LA PREMIÈRE FEMME
Les deux récits de la Genèse
Peut-être est-il possible d’avancer, sans risquer de graves erreurs d’analyse et sans commettre de réels contresens, que dans toutes les sociétés le corps reste un enjeu essentiel – sinon pourquoi toutes les religions, quelles qu’elles soient, s’intéresseraient-elles tant à la vie privée et affective de l’être humain et, si l’on y regarde de plus près, s’intéresseraient-elles d’abord et avant tout à la femme. Comme si l’ordre du monde reposait sur l’invisibilité de la femme et comme si, entre le pouvoir séculier et le pouvoir religieux, la femme était toujours un enjeu. Dans toutes les communautés humaines la différence des sexes engendre des inégalités sociales et une hiérarchie masculin/féminin considérée comme étant consubstantielle à l’ordre de la nature – ce qu’a fort bien montré l’anthropologue Françoise Héritier. Dans la Genèse, le livre des livres qui révèle nos origines - mythiques ou non selon nos croyances et nos schèmes mentaux -, l’on trouve deux scènes primitives qui dévoilent notre ascendance première et la naissance du couple originel. Ces deux textes [3] contradictoires ou plutôt concurrents, rédigés à des époques fort éloignées, proposent deux approches totalement antinomiques de la création humaine.
L’un des textes laisse supposer une sorte d’indifférenciation [4] sexuelle, un peu comme si l’être humain, créé à l’image de Dieu, était hermaphrodite ; l’autre explique clairement qu’Adam a été conçu le premier et qu’Eve le fut ensuite à partir de l’une de ses côtes. C’est ce second texte, cette seconde version, que l’apôtre Paul a retenu. C’est ce second texte qui est devenu canonique, celui auquel les Pères de l’Eglise se réfèrent et sur lequel ils ont fondé leur pastorale, notamment au Moyen Age quand ils cherchent et parviennent à imposer leur vision matrimoniale et à faire du mariage un sacrement au même titre que le baptême ou l’eucharistie. Mais voici les deux textes en question :
- a) le premier (Gn 1, 26-29), le plus récent, date du VIIe-VIe siècle av. J.-C.
« 26 Et Dieu dit : faisons un homme selon notre image et selon notre ressemblance et qu’ils commandent aux poissons de la mer et aux volatiles du ciel et aux bestiaux et à toute la terre et à tous les reptiles rampant sur la terre. 27 Et Dieu fit l’homme, selon l’image de Dieu il le fit, mâle et femelle il les fit. 28 Et Dieu les bénit en ces termes : croissez et multipliez-vous. »
- b) le deuxième (Gn 2, 7-25), le plus ancien, date du Xe-IXe siècle av. J.-C.
« 18 Et le Seigneur Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons-lui une aide qui lui corresponde. Et Dieu façonna encore à partir de la terre tous les animaux sauvages des champs et tous les volatiles du ciel, et il les amena à Adam pour voir comment il les appellerait. […] mais pour Adam il ne fut pas trouvé d’aide semblable à lui. 21 Et Dieu jeta un égarement sur Adam et il l’endormit ; et il prit un de ses côtés et il substitua de la chair à sa place. 22 Et le Seigneur Dieu édifia le côté qu’il avait pris à Adam pour en faire une femme et il l’amena à Adam. 23 Et Adam dit : C’est maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair, celle ci sera appelée femme parce que c’est de son homme qu’elle a été prise. »
Le choix du second récit de la Genèse par Saint Paul et les Pères de l’Eglise n’est pas anodin. Il importe, pour la bonne marche du monde, que les sexes soient bien différenciés ; qu’il n’y ait pas la moindre confusion entre l’homme et la femme. Comme l’a fort bien analysé l’historien et anthropologue René Girard, notamment dans La Violence et le Sacré, toute différenciation induit un degré, un ordre, une hiérarchie, et le choix du deuxième texte autorise justement une telle hiérarchie : l’homme a été créé par Dieu avant la femme et la femme dépend de l’homme. Le choix du deuxième récit par la hiérarchie ecclésiastique induit ou révèle une vision du monde ; une vision que l’histoire dévoile à travers les positions de l’Eglise au fil des siècles ; une vision qui répond comme en écho à certaines analyses de René Girard émises dans un autre contexte, celui des mythes revisités par les tragiques grecs : si les rôles de chacun sont bien définis, tout va pour le mieux car chacun est à sa place ; en revanche, l’absence de différenciation - en un mot : la confusion -, est source de désordre, voire de violence. La vision des Pères de l’Eglise, en rejetant le premier récit et l’indifférenciation sexuelle, s’appuie sur un certain nombre de présupposés anthropologiques – et androcentriques - qui mettent l’accent sur un ordre naturel et chrétien fondé sur la différenciation des rôles et des fonctions dans les sociétés humaines, sur la suprématie du masculin identifié à l’esprit ou à la raison sur le féminin assimilé à la sensation ou à la sexualité. Eve n’est-elle pas la cause de la Chute ? Comme le souligne par ailleurs Laurent Angliviel de la Beaumelle - dans son étude intitulée « Eve à l’épreuve des Pères » parue dans l’ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-Claude Schmitt, Eve et Pandora -, l’image chrétienne de la première femme trouve également « une grande partie de son sens dans le contexte des controverses de l’époque autour des dangers ou des mérites de la piété ascétique et de sa composante essentielle, l’exaltation de la virginité. »
Masculin/féminin, à chacun sa place et son rang
Les Pères de l’Eglise vont, en effet, être hantés par la peur de la chair [5]. Les Saintes Ecritures sont là pour le rappeler, comme d’ailleurs Saint Augustin : c’est Eve, la première femme, la mère de tous les hommes, qui a introduit le mal et le malheur, - en un mot : le péché. Si les rapports entre les hommes et les femmes sont indispensables pour la perpétuation de l’espèce, alors dans ce cas le mariage est le moindre mal ; c’est, pour tout dire, une concession à la chair, un pis aller. Cela dit, il convient de se garder des femmes. Même si l’un et l’autre sexe sont égaux devant Dieu, même si le Christ s’est montré, à maintes reprises, indulgent envers les femmes, il n’empêche qu’elles doivent rester à leur place – cf. l’attitude sévère du Christ vis-à-vis de sa mère – et se montrer pudiques en société. Saint Paul n’a-t-il pas exigé que les femmes aient la tête voilée dans les assemblées ? Et le Christ n’a-t-il pas fondé son Eglise sur un homme, Pierre ? Dans l’exégèse chrétienne - comme le fait remarquer Maaike van der Lugt dans son étude intitulée « Pourquoi Dieu a-t-il créé la femme ? Différence sexuelle et théologie médiévale » parue dans l’ouvrage déjà référencé Eve et Pandora -, « l’origine de la femme détermine son rapport à l’homme et le mode de la création révèle les intentions sociales de Dieu ». Pères de l’Eglise et théologiens médiévaux proposent finalement une interprétation des textes bibliques qui justifie la domination de la femme par l’homme. « Ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme », est-il d’ailleurs rappelé dans la première Epître aux Corinthiens (11, 8-10). Si la femme provient de l’homme et non l’inverse, c’est pour qu’elle soit sous son autorité dans le mariage, où, selon Saint Paul lui-même, « l’homme est la tête de la femme » (I Cor. 11, 3). A cette Epître et aux récits de la Bible il faut ajouter le commentaire de l’auteur de la première lettre à Timothée (qui n’est plus attribuée à Paul) : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de prendre autorité sur l’homme, mais qu’elle demeure dans le silence, car Adam a été créé le premier, Eve ensuite. »
Une vision androcentrique de la femme
Non seulement les Ecritures associent la création de la femme et l’origine de ce que l’on peut appeler « la condition humaine », c’est-à-dire l’introduction de la mort et du mal dans le monde, mais elles imputent aussi à la femme une responsabilité essentielle dans l’obligation du travail pénible auquel est soumise l’existence humaine. Les Ecritures ont également mis l’accent sur la double dépendance de la femme : dépendance matérielle puisque la femme est créée à partir de l’homme, dépendance existentielle puisque la femme est créée pour l’homme. Réfléchissant à tous ces aspects qui relèvent d’une véritable anthropologie androcentrique [6], l’historienne Pauline Schmitt Pantel [7] rappelle le décret que le moine canoniste de Bologne Gratien [8] devait rédiger dans les années 1140. Il s’agit-là, écrit-elle, d’une « première tentative pour réunir, ordonner et classer l’œuvre élaborée depuis plus d’un millénaire par les instances ecclésiastiques de l’Orient et de l’Occident, et proposer des solutions qui rendent compatibles ces décisions souvent contradictoires. Ce texte va servir de socle au droit canonique. Une série d’articles concerne les incapacités féminines : La création de la femme à partir d’Adam est la source de l’infériorité féminine – Il est de l’ordre naturel chez les humains que les femmes servent les hommes, les fils leurs parents, parce qu’il est juste que l’inférieur serve le supérieur. Il parle aussi de la condition de servitude par laquelle la femme doit être soumise à l’homme en toute chose. Bref, l’usage fait de ces récits est sans conteste un des enjeux majeurs de l’histoire des femmes dans un Occident très marqué par le christianisme. »
LA FEMME ET LE MARIAGE AU MOYEN AGE
En ce qui concerne l’approche de la femme et la conception du mariage, l’époque féodale est celle où se mettent en place des rites et des habitudes – contrôlés et imposés par l’Eglise – qui vont perdurer pendant des siècles. Selon des théories qui s’échafaudent longuement entre l’horreur du sexe et les nécessités de la reproduction, les hommes de religion, notamment les clercs devenus célibataires [9], installent le mariage au cœur d’un dispositif de purification des relations sexuelles. Ils définissent le rôle de l’épouse, qui doit rester obéissante, passive, tout en se méfiant de la femme qui sommeille en elle, une femme tentatrice, corruptrice, réceptacle d’influences maléfiques. Par de longs cheminements idéologiques et spirituels, les hommes d’Eglise parviennent à faire du mariage un sacrement, alors que relevant du charnel et presque de la concupiscence, il n’avait pu longtemps prétendre à la même dignité que le baptême ou l’eucharistie. C’est le concile de Latran IV, réuni en 1215 par le pape Innocent III, qui met en place la législation [10] du mariage. Dans le même temps, c’est-à-dire entre le Xe et XIIIe siècle, ils parviennent également à imposer leurs propres visions matrimoniales non seulement au peuple, ce qui n’était pas une tâche trop difficile, mais aussi aux seigneurs, princes et rois qui ne se laissèrent pas facilement défaire du privilège de renvoyer une femme selon leur gré et d’en prendre une nouvelle selon leur désir ou les nécessités du lignage. Entre la vision des guerriers et celle des hommes de religion, les désaccords sont fréquents et l’Eglise, pour arriver à ses fins, n’hésite pas à accuser les récalcitrants d’adultère ou de bigamie pouvant entraîner l’excommunication comme cela arriva à Philippe 1er et à bien d’autres personnages de haut rang avant qu’ils n’acceptent de se soumettent au grand contrôle des clercs sur les mœurs matrimoniales – ce qui sera fait à partir du XIIIe siècle comme l’a si magistralement montré l’historien Georges Duby dans Le chevalier, la femme et le prêtre. Les hommes de Dieu l’avaient fort bien compris : gérer les mariages, c’est gérer les lignages, c’est gérer le pouvoir. Voilà pourquoi l’amour passion – comme celui d’Héloïse et d’Abélard - était si mal vu et voilà pourquoi, note Georges Duby, l’amour courtois ne pouvait être qu’un leurre … Un point de vue que ne partage pas Régine Pernoud qui, dans ses ouvrages : Pour en finir avec le Moyen Age et La femme au temps des cathédrales, estime que l’époque féodale et médiévale est plutôt favorable aux femmes : aux temps féodaux, les filles sont majeures à 12 ans, deux ans avant les garçons ; au XIIe siècle, l’Ordre de Fontevraud réunit aussi bien les moines que les moniales sous l’autorité d’une abbesse ; au XIIIe siècle, les femmes exercent couramment la médecine ; et ce n’est qu’au XVIe siècle enfin, qu’à partir de 1593, qu’un édit du Parlement de Paris leur interdit toute fonction dans l’Etat. Tout cela est certes bien vrai … mais sa démonstration nous paraît un peu tronquée : les cas particuliers ne sont pas nécessairement des cas généraux, et l’exception n’est jamais la règle. Quand les femmes exercent un certain pouvoir, elles ne l’exercent que par procuration, en « éminences grises », dirait Bourdieu.
LA FEMME ET LA RÉFORME PROTESTANTE
A la fin du Moyen Age, l’Eglise joue toujours un rôle essentiel dans la vie sociale, morale et intellectuelle de la France comme de l’Europe. C’est au clergé qu’appartient exclusivement l’enseignement qu’il dispense dans les universités ou dans les écoles des couvents et des paroisses. C’est lui qui se charge de l’assistance publique. C’est lui qui tient l’état civil, représenté par les registres des paroisses où sont inscrits les actes de baptême, de mariage et de décès. L’Eglise a également ses propres tribunaux, les officialités, qui jugent les procès concernant les mariages et les testaments. Quant à ceux dont les croyances s’écartent de son enseignement, ils sont livrés au « bras séculier », c’est-à-dire à la justice des souverains pour être jugés comme hérétiques. Tous les actes ou presque de l’existence, de la vie familiale ou professionnelle, sont placés sous le signe de la foi et de la religion. Pourtant, à la fin du XVe siècle, l’Eglise catholique souffre d’une crise très grave. Cette crise est à l’origine d’une véritable révolution religieuse, la « Réforme », qui éclate dans la première moitié du XVIe siècle. A la suite de cette révolution, une partie de l’Europe chrétienne va rejeter l’autorité du pape, se séparer de Rome et renoncer à une partie des dogmes traditionnellement enseignés par l’Eglise catholique. C’est d’abord un moine allemand, Martin Luther (1483-1546) qui donne le signal de la révolte contre le pape Léon X, en 1517, à l’occasion de l’Affaire des Indulgences. C’est ensuite le Français Jean Calvin (1509-1564) qui publie en 1536 l’Institution chrétienne. S’inscrivant tous deux dans le courant de pensée représenté par l’humanisme chrétien - celui d’un Erasme publiant en 1504 le Manuel du Chevalier chrétien et voulant revenir à une religion épurée, simplifiée, purement intérieure – ces protestataires se font les défenseurs d’une pratique religieuse reposant essentiellement sur la foi, sur la lecture et la méditation personnelles de la Bible, sur un culte et un ministère du culte plus proches des fidèles.
Ces réformes vont avoir, dans les diverses communautés protestantes, une réelle incidence sur la vie et la situation des femmes. Déjà, le modèle du pasteur est un modèle de complémentarité puisqu’il peut se marier. D’autre part, la lecture individuelle de la Bible entraîne une autonomie de lecture qui profite à la femme : il faut qu’elle aille à l’école, qu’elle s’instruise : c’est un facteur d’alphabétisation extraordinaire. Enfin, le fait que le ministre du culte soit désormais proche des fidèles dont il partage les problèmes domestiques est une porte ouverte pour les femmes : très vite, on va voir certaines d’entre elles participer à des prêches et animer des assemblées autour de la lecture de la Bible.
LA FEMME, LE MARI, LE PRÊTRE (XVI-XVIIIe siècle)
« On ne se marie pas pour soi »
« On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille. […] Un bon mariage, s’il en est, refuse la compagnie et les conditions de l’amour », écrit Montaigne dans ses Essais. Même si le mariage, sous l’Ancien Régime, est d’abord un sacrement, il est aussi un contrat civil permettant de rapprocher les intérêts matériels de deux familles et de fonder un nouveau foyer susceptible de continuer une lignée et de reprendre un patrimoine. Cela s’applique aux paysans comme aux gens de robe et aux nobles chez qui les enjeux peuvent être considérables : nom, rang, fortune immobilière.
Même si l’amour est parfois au rendez-vous, tous les historiens s’accordent à reconnaître qu’un mariage est d’abord et surtout – mais non exclusivement - un mariage de raison. Ce que laisse entendre le jeune duc de Saint-Simon [11] qui, orphelin à vingt ans et « fort esseulé à la cour » jette son dévolu sur la fille du maréchal de Lorges parce « l’estime et l’amour que lui portait toute son armée, sa considération à la cour, la magnificence avec laquelle il vivait partout, sa naissance fort distinguée, ses grandes alliances » lui ont donné « un désir extrême » de ce mariage où il croit avoir enfin trouvé tout ce qui lui manque pour se « soutenir et cheminer ». Ce n’est pas la fille que le jeune duc veut épouser, c’est la position sociale du père.
Cette façon de concevoir le mariage comme une rente de situation ou un tremplin vers l’avenir, exprimée sans détour par le jeune duc de Saint-Simon, sera l’un des thèmes [12] récurrents de la littérature à travers les siècles. Mais cette manière d’agir ne plait pas à tout le monde. Certains s’en offusquent et le font savoir, un Restif de La Bretonne [13] par exemple qui écrit, dans La Petite laitière, en guise d’épilogue : « Heureux celui qui peut faire la fortune de sa femme, et se donner cet avantage précieux, qu’elle tienne tout de lui ! Il est véritablement homme : au lieu que celui qui tient sa fortune de son épouse, n’est qu’un vil esclave. »
Obéir au mari, seigneur et maître de la vie domestique
Généralement ce sont les familles qui marient les enfants dans l’intérêt bien compris des deux parties en présence. Et généralement les mariages se font entre personnes de même rang social ou de même milieu professionnel, d’un même village ou d’un village proche. Indépendamment du devoir et du désir d’avoir des enfants - note François Lebrun dans son article sur Les amours paysannes paru dans L’Histoire (juin 1999) - il est nécessaire de se marier car « toute la vie sociale et économique est organisée en fonction du couple, selon une répartition des tâches entre mari et femme, variable selon les activités et les régions, mais immémoriale et toujours respectée ». Entre la femme et le mari - son maître - se crée un lien indissoluble de subordination. Ce que rappelle le père de l’écrivain Nicolas Restif de la Bretonne quand il déclare à sa future épouse : « Le premier moyen d’être heureux en ménage, c’est que le chef commande et que l’épouse tendrement chérie fasse par amour ce qu’on nommerait dans toute autre qu’une épouse, obéir. » - (cf. La Vie de mon père).
Bien sûr le divorce [14] est interdit, puisqu’il n’est pas possible de défaire ce que Dieu a uni – le mariage est un sacrement. Bien sûr les pères de l’Eglise et les légistes [15] du Roi s’accordent pour rappeler que l’épouse doit obéissance à son mari. Bien sûr… Mais écoutons encore ce que dit à sa future épouse le père de Nicolas Restif de la Bretonne : « Le défaut le plus dangereux d’un mari c’est d’être un mari faible et qui ne sait pas tenir le sceptre de l’autorité familiale. » Ce qui signifie ou laisse entendre qu’il existe quelques maris qui acceptent que leur femme décide à leur place ou qui acceptent la discussion. Bien sûr ce sont des maris faibles… Même si l’autonomie de certaines mères de famille existe réellement comme en témoignent les mémoires de Louis Simon [16] 1741-1820), un modeste ouvrier tisserand d’un village du Maine, il n’en demeure pas moins vrai que le mari est particulièrement satisfait quand il est obéi : « Elle avait toutes les qualités qu’on puisse désirer d’une épouse, elle était laborieuse, savait coudre et filer au parfait et jamais ne s’amusait à babiller avec les autres femmes. Elle faisait tout ce que je lui disais de faire et ne faisait pas ce que je lui défendais », note Louis Simon.
L’honnêteté du lit nuptial
Non seulement on ne se marie pas pour soi, mais on ne se marie pas non plus pour se laisser aller aux étreintes charnelles . Sur ce point, la « doctrine de l’Eglise, développée par les théologiens et répercutée par les prédicateurs et les confesseurs, est sans ambiguïté : le plaisir sexuel est intrinsèquement mauvais et n’est tolérable [17] qu’en vue de la procréation dans le mariage », dit François Lebrun. Une telle doctrine a donc pour conséquence de voir le mal partout dès qu’il s’agit de la sexualité, y compris dans le cadre du mariage. S’abandonner sans aucune retenue et sans aucune pudeur, c’est, affirment les pères de l’Eglise « souiller l’honnêteté du lit nuptial ». En 1584, dans La Somme des péchés, le théologien Benedicti est catégorique : « Il ne faut pas que l’homme use de sa femme comme d’une putain, ni que la femme se porte envers son mari comme avec un amoureux. » Cette conception des rapports amoureux au sein du couple se retrouve chez Montaigne : « Aucune femme ne voudrait tenir lieu de maîtresse et d’amie à son mari. Si elle est logée en son affection comme femme, elle y est plus honorablement et plus sûrement logée. »
Qu’une fille sache se taire, écrit Fénelon
Mystique, penseur politique, précepteur du duc de Bourgogne, auteur des Aventures de Télémaque - un récit qui relate le périple du fils d’Ulysse parti à la recherche de son père -, archevêque de Cambrai, François de Salignac de La Mothe-Fénelon rédige, à la demande de l’une des filles de Colbert, la duchesse de Beauvilliers, un Traité de l’éducation des filles qui est publié en 1687. Dans ce traité, Fénelon développe l’idéal d’une femme « domestique » et pieuse, fidèle, soumise, obéissante, « travailleuse, économe et modeste ». Pas question qu’elle devienne l’une de ces précieuses ou savantes ridicules décrites par Molière dans ses pièces de théâtre. « Une fille ne doit parler que pour de vrais besoins, rappelle Fénelon. Qu’elle sache se taire et conduire quelque chose, cette qualité si rare la distinguera dans son sexe. » Un point de vue partagé par Mme de Maintenon qui, avec le roi Louis XIV, fonde, à Saint-Cyr, en 1686, une maison d’éducation pour des jeunes filles sans fortune. Il s’agit de faire de ces demoiselles, suivant l’expression même de Mme de Maintenon, « d’excellentes vierges pour le cloître et de pieuses mères de famille pour le monde. »
LE SIÈCLE DES LUMIÈRES, LA RÉVOLUTION, LES FEMMES
Les femmes sont faibles et déraisonnables
Diderot, Montesquieu, Rousseau : le premier rêve d’amour libre et prône « le retour à la nature » ; le second dénonce la rigueur de l’Eglise et des légistes, et considère l’indissolubilité du mariage comme étant la cause de bien des unions stériles ; le troisième parle fort joliment de l’amour passion et défend le droit des femmes à choisir leur amant et leur époux (la Nouvelle Héloïse). Mais ni ces trois auteurs ni les autres philosophes ou écrivains du siècle des Lumières n’ont vraiment d’idées nouvelles en ce qui concerne le rôle de la femme, sa « destination naturelle » pour reprendre l’expression en usage au XVIIIe siècle. Influencés par les représentations [18] physiologiques de l’époque, l’un, Diderot, affirme que la femme se définit par « l’organe propre à son sexe » ; l’autre, Montesquieu, « déplore le génie féminin de l’intrigue et de la manipulation souterraine, qui fait des femmes un Etat dans l’Etat » ; l’autre encore, le dernier, Rousseau, rappelle que la femme « est faite pour céder à l’homme et supporter son injustice », dresse avec le personnage de Sophie le portrait de la femme idéale, à la fois épouse et mère, et affirme que « la première et la plus grande qualité d’une femme est la douceur » (Emile ou de l’éducation, 1762).
Ainsi, durant le siècle des Lumières, constate Michelle Perrot - « Féminisme et modernité », in Sciences Humaines (juillet 1998) -, « le sens commun, conforté par les affirmations des philosophes, des scientifiques et politiques, entérine largement l’idée que les femmes sont faibles et déraisonnables, et qu’elles jouent un rôle majeur à condition d’être complémentaires ».
Les femmes, des « citoyens passifs »
Il en va de même durant la période révolutionnaire, malgré l’action d’Olympe de Gouges qui propose une « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » (1794), malgré la présence ou la participation active des femmes dans les manifestations [19], les clubs et les tribunes de l’assemblée. L’opinion dominante parmi les révolutionnaires est celle de l’abbé Sieyès [20] qui, selon Michelle Perrot, place les femmes « parmi les citoyens passifs ayant droit à la protection de leur personne et de leurs biens, mais non à l’exercice de la citoyenneté ». L’historienne ajoute que les femmes « sont rangées d’emblée aux côtés des mineurs, des pauvres et des étrangers, la discrimination sexuelle étant la plus forte de toutes, parce que définitive. En revanche, la Révolution avait ouvert une porte en instituant l’égalité des héritiers sans distinction de sexe, le mariage civil et la possibilité du divorce ; porte vite refermée par le Code civil napoléonien. D’inspiration romaine et patriarcale, celui-ci fit de la famille, cimentée par le mariage, le cœur de la société. Il la plaça sous l’autorité souveraine du mari-père, détenteur de tous les pouvoirs, qui donne le nom et gère la communauté des biens. Il décide de l’accès de son épouse au salariat, perçoit son salaire même en cas de séparation, a toute possibilité de lire sa correspondance et de la poursuivre en justice pour adultère – que lui-même peut impunément commettre. »
La Révolution, qui proclame pourtant urbi et orbi l’universalité des droits de l’homme, exclut la femme du suffrage et de l’éligibilité. Le peuple souverain est exclusivement masculin. Le Code civil napoléonien, promulgué en 1804, déclare que l’épouse est une « incapable juridique ». N’étant pas plus libre de son corps que de ses faits et gestes, la femme est reléguée dans l’espace domestique. Un nouveau modèle se met en place au cours du XIXe siècle, celui de la femme au foyer. Selon la belle et terrifiante formule de Michelle Perrot, les femmes « ont une destination prévue, pas de destin choisi ». Il faudra attendre l’après seconde guerre mondiale pour qu’il en soit autrement.
La Révolution, les femmes et l’inconscient collectif
Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les représentations mentales durant toute la période révolutionnaire. Au début des mouvements insurrectionnels, la femme – l’image de la femme – symbolise le peuple qui souffre, à l’instar de la mère de famille qui se révolte et descend dans la rue parce que ses enfants n’ont pas de quoi manger. Puis, quand le peuple devient le Peuple, le Souverain, cette référence ne convient plus. Il faut désormais insister sur des vertus considérées comme masculines : la force, le courage, l’ardeur au combat. La femme n’a donc plus sa place : « Faites pour adoucir les mœurs de l’homme, doivent-elles prendre une part active à des discussions dont la chaleur est incompatible avec la douceur et la modération qui font le charme de leur sexe ? » - s’interroge le député Amar en 1793. Progressivement les femmes révolutionnaires sont mises à l’écart, interdites de clubs, et sont mal perçues. « Si le thème de la violence et de la férocité féminines n’est certes pas nouveau, il est désormais omniprésent. Furies de guillotine l’évoque d’emblée : la femme du peuple est un monstre sanguinaire vomie des enfers, qui ne pense qu’à envoyer ses ennemis à la guillotine. Pour les adversaires du mouvement populaire, elle va désormais incarner mieux que toute autre figure un peuple dénigré et redouté. L’on pourrait même ajouter : pour les adversaires de la Révolution, elle va incarner la Révolution. En effet, que les femmes, naturellement douces, soient devenues féroces souligne l’aspect monstrueux. Le peuple ignare n’aurait pas dû quitter sa place pour se mêler de politique ; les femmes, en plus, n’auraient pas dû quitter leur foyer pour les tribunes publiques » (Dominique Godineau, De la rosière à la tricoteuse : les représentations de la femme du peuple à la fin de l’Ancien Régime et pendant la Révolution).
Olympe de Gouges (1748-1793)
Avec Théroigne de Méricourt [21] et Claire Lacombe, Olympe de Gouges est l’une des premières féministes françaises de la période révolutionnaire. Née à Montauban, elle serait la fille naturelle du marquis Le Franc de Pompignan. La rumeur affirme même qu’elle serait bâtarde de Louis XV. En tout cas, l’on ne prête qu’aux seuls riches ou à ceux qui sortent du commun. Et Olympe de Gouges n’est pas une jeune femme ordinaire. Mariée à dix-sept ans, mère d’un petit garçon, elle s’enfuit du domicile conjugal à vingt ans, part tenter sa chance à Paris comme femme de lettres, devient la maîtresse de Sébastien Mercier et courtisane à l’occasion. Fascinée par la Révolution, qui donne un sens à son existence, elle se lance dans la lutte pour l’égalité des droits. En 1791, l’Assemblée constituante rédige une Constitution d’où sont exclues les femmes en tant que citoyennes. Elle réagit aussitôt en proposant sa fameuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, calquée point par point sur celle des droits de l’homme. Son texte est précédé d’un préambule à l’intention de Marie-Antoinette : « Cette Révolution ne s’opérera que quand toutes les femmes seront pénétrées de leur déplorable sort et des droits qu’elles ont perdus dans la société. Soutenez, Madame, une si belle cause; défendez ce sexe malheureux et vous aurez bientôt pour vous une moitié du royaume et le tiers au moins de l’autre. » À l’article 10, elle écrit cette phrase qui semble prémonitoire : « Une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » Olympe de Gouges sera exécutée le 6 novembre 1793.
DEUXIÈME PARTIE
LES FEMMES, ENJEUX DE POUVOIR AU XIXe SIECLE
Les femmes, l’Église et l’État
Durant tout le XIXe siècle, un fait demeure certain : les femmes deviennent de véritables enjeux de pouvoir entre l’Eglise et l’Etat qui tente d’arracher au clergé son autorité morale et spirituelle sur les familles, les mœurs et la vie privée. D’une façon générale, le XIXe siècle accorde une grande importance à tout ce qui concerne les mœurs et fait de plus en plus la distinction entre ce qui relève de la vie privée et ce qui relève de la vie publique. Dans la sphère privée, les femmes apparaissent comme les gardiennes des mœurs. Par ailleurs, beaucoup estiment que la France court un réel danger à cause d’une natalité insuffisante. Et ce d’autant plus qu’à l’époque la force d’une nation reposait en grande partie sur les hommes en âge de porter les armes et de se battre aux frontières. Ces questions liées à la natalité et au nombre de naissances mâles seront encore plus prégnantes après la défaite de Sedan et la montée en puissance des mouvements nationalistes. Dans le premier de ses trois évangiles, Fécondité, Emile Zola exalte la maternité et critique ces femmes qui entendent contrôler les naissances et leur sexualité. Le rôle des femmes est donc important et il convient d’avoir une emprise sur elles – ce que vont tenter de faire et l’Eglise et l’Etat, avec, au début, un avantage certain pour l’Eglise. « L’Eglise devient femme », note Michelet qui, en 1850, sous la IIe République, demandait que l’Etat assure l’instruction des jeunes filles. « Les filles vont être élevées sur les genoux de l’Eglise », déclare Mgr Dupanloup, adversaire acharné de l’école laïque. Non seulement les femmes doivent s’occuper des enfants et de leur éducation, mais elles doivent également s’occuper des pauvres et faire le catéchisme. De plus en plus il est fait appel à la charité des femmes et l’on assiste à l’émergence des dames patronnesses dans la vie paroissiale. Si les hommes restent plutôt voltairiens et distants face aux bondieuseries et aux « histoires de curé », les femmes sont appelées à devenir les déléguées à la religion. Evoquant la stratégie complexe de l’Eglise envers les femmes où se mêlent séduction et compassion, un contemporain parlera de l’« imprégnation des filles par l’Eglise ». Par exemple, dans L’éducation sentimentale, le roman de Flaubert, Emma Bovary ne songe-t-elle pas, avec un brin de nostalgie, à ses années de jeunesse passées dans un pensionnat de jeunes filles tenu par les sœurs ? Aussi, pour soustraire les demoiselles à l’influence de l’Eglise, est-il nécessaire que l’Etat s’occupe de leur instruction. C’est ce que feront, à la fin du Second Empire, Victor Duruy, et sous la IIIe République, Jules Ferry.
Le ministre, l’évêque et les écoles de jeunes filles
Des grandes batailles scolaires du XIXe siècle, celle de l’éducation des filles est l’une des plus significatives de la lutte d’influence entre l’Eglise et l’Etat. Après avoir penché du côté de la liberté lors des journées de février 1848, les évêques, qui en redoutent maintenant les excès, prennent position pour l’autorité et l’ordre, et rivalisent de flatteries dans leurs mandements à l’égard de l’empereur Napoléon III, celui qu’ils appellent le « nouveau Constantin » ou encore « l’homme de la droite de Dieu ». Montalembert, catholique libéral, condamne la « honteuse comédie des évêques, […] la coalition éphémère entre le corps de garde et la sacristie ». Mais sa voix reste isolée. L’Eglise est seule à bénéficier de la liberté de parole et de réunion. Elle l’utilise pour chanter les louanges du régime, prêcher l’obéissance et faire voter pour les candidats officiels. En retour, elle bénéficie de l’augmentation du traitement des prêtres, de donations, de la participation des représentants officiels aux manifestations du culte. Les congrégations se multiplient. Depuis le 15 mars 1850 et la loi Falloux votée à l’époque où Louis Napoléon Bonaparte est président de la IIeRépublique, le clergé a augmenté le nombre de ses écoles secondaires et surveille les instituteurs qu’il essaye de remplacer par des religieux. En fait, il voudrait qu’on lui rende le monopole de l’enseignement. Mais il ne peut rien contre l’Université, et ne peut obtenir ni de se voir confier à nouveau (comme avant 1789) la charge de l’Assistance publique, ni la subordination du mariage civil au mariage religieux.
A partir de 1860, les rapports entre l’Eglise et l’Etat ne sont plus au beau fixe. La politique italienne de Napoléon III, qui soutient les mouvements d’unité nationale, irrite bon nombre de catholiques très attachés au pouvoir temporel du Souverain Pontife et qui voient dans les Etats du Pape comme le symbole de l’indépendance de l’Eglise et comme un modèle d’Etat théocratique. Le Pape tente de faire pression sur Napoléon III en demandant aux évêques d’« enflammer les fidèles en vue de la défense du Saint-Siège » (Encyclique du 19 janvier 1860). Ceux-ci prennent alors violemment position dans leurs mandements et leurs prônes, n’hésitant pas à comparer l’Empereur à Ponce-Pilate et à Judas. Le gouvernement réagit en interdisant l’Univers, le journal du virulent Louis Veuillot, en nommant des évêques gallicans, en dissolvant la Société de Saint-Vincent-de-Paul, une organisation hiérarchisée forte de 30 000 membres encadrés par des légitimistes.
Les rapports entre L’Eglise et l’Etat changent de nature. Le pouvoir, qui ne peut plus compter sur le clergé pour prêcher l’obéissance au régime, décide d’arrêter la « politique d’envahissement » de l’Eglise en faisant appliquer plus strictement le Concordat (limitation du nombre des couvents), en renforçant l’indépendance de l’Université, et, surtout, en cherchant à mettre un terme à la mainmise catholique sur l’instruction. Afin de renforcer la tutelle de l’Etat, Napoléon III fait appel, en 1863, à un universitaire agrégé d’histoire, docteur ès lettres et inspecteur général, Victor Duruy [22]. Libéral et patriote, dévoué à la cause de l’État-nation fondé par la Révolution, rêvant « d’un monde futur éclairé par les lumières de la raison et de la science », Victor Duruy apparaît comme l’homme de la situation.
Ministre de l’Instruction publique de 1863 à 1869, Victor Duruy va freiner le développement de l’enseignement libre, très rapide depuis la loi Falloux, et donner un essor décisif à l’enseignement d’Etat : c’est ainsi qu’il multiplie les écoles primaires, qui ne sont pas encore, comme il le voudrait, obligatoires et gratuites [23], qu’il rétablit dans l’enseignement secondaire les cours de morale (laïque) et d’histoire, qu’il soumet les écoles catholiques à l’inspection et qu’il cherche à renforcer le rôle de l’instituteur dans les villages, au détriment de fait du curé et des notables traditionnels : François Furet et Mona Ozouf – Lire et écrire, l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, éd. de Minuit, 1977 – ont d’ailleurs fort bien montré à quel point le ministre attribue à l’instituteur une place nouvelle dans et hors de l’institution scolaire. Bien que le projet reste encore modeste, la loi du 10 avril 1867 peut être considérée « comme la première loi organique du primaire féminin et comme la première tentative pour développer la scolarité des jeunes filles dans le secondaire », estime Jean-Michel Gaillard [24] .
Malgré le soutien de Napoléon III, l’épiscopat et les notables catholiques se déchaînent contre les initiatives du ministre Duruy qui sera limogé en 1869. Un homme s’est violemment opposé à la politique de Victor Duruy : l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup.
Ancien directeur du petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le prélat est un spécialiste de l’éducation des jeunes filles et un catéchiste renommé. Pourfendeur de l’athéisme social, il défend, dans un ouvrage intitulé De la haute éducation, un enseignement qui permette à la femme « d’exercer un rôle véritablement apostolique auprès de son entourage et d’entamer une rechristianisation de la société ».
Lâché par le pouvoir à cause de la virulence des attaques à son endroit, Mgr Dupanloup a même écrit contre lui une brochure peu amène, Victor Duruy perd une bataille mais non la guerre. Reprenant le combat dans son discours du 10 avril 1870, Jules Ferry déclare qu’il fera de l’éducation des jeunes filles l’une de ses priorités. A quoi servirait, dit-il, l’éducation laïque des garçons s’ils devaient épouser des jeunes filles « confites en dévotion » ? Il faut « des compagnes républicaines aux hommes républicains »… Nommé ministre de l’Instruction publique de la IIIe République en 1879, Jules Ferry fait appel à Victor Duruy qui l’aide notamment à élaborer la loi du 21 décembre 1880 relative à l’enseignement secondaire des jeunes filles et à son organisation. Cette loi marque la défaite posthume de Mgr Dupanloup, disparu en 1878.
L’éloge de la ménagère au « siècle des ouvriers » (1880-1936)
Sous le Second Empire, après 1860, Alain Corbin constate que « le modèle de la famille conjugale et celui de l’intimité bourgeoise sont progressivement assimilés par le prolétariat urbain » (Les filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle). Analysant le discours ouvrier de la fin du siècle, Michelle Perrot [25] souligne la constitution d’un ménage ouvrier original, issu tout à la fois du ménage paysan de l’ancienne France et de l’union conjugale bourgeoise construite autour de l’enfant ; désormais écrit-elle, « l’ouvrier est d’abord un père de famille pourvu de femme et d’enfants et sa revendication, salariale ou autre, sa pensée sur l’éducation, le travail, l’apprentissage, la sécurité s’appuient constamment sur cette réalité ». Les classes laborieuses, note par ailleurs Louis Chevalier [26], cessent également d’être perçues comme des classes dangereuses. L’on assiste enfin à l’émergence d’une certaine intimité ouvrière qui s’accompagne d’une exaltation des sentiments familiaux et d’un contrôle de la sexualité. Désormais, « on cherche à isoler, à distribuer les membres d’une même famille dans l’intérieur du logement, de façon à éviter tous les corps à corps ».
Dans le monde ouvrier, comme dans le milieu bourgeois dont les modes de comportement tendent à se diffuser dans l’ensemble de la pyramide sociale, une femme honnête est d’abord une mère qui s’occupe de son mari et de ses gosses, qui sait faire la cuisine et qui sait garder la maison propre. Il n’est pas rare de trouver dans les discours militants des premières années du XXe siècle la volonté de défendre la moralité de la famille ouvrière « dont les valeurs, constate Alain Corbin, ressemblent par bien des traits à celles qui fondent la famille bourgeoise : chasteté pré-conjugale, fidélité, exaltation de la maternité ».
Michelet, Hugo, Zola : ces trois auteurs, à quelques variantes près et plutôt anecdotiques, partagent la même vision : il y a les filles aux mœurs légères, filles de joie ou filles de noce, et les femmes qui deviennent des épouses et des mères. L’idéalisation romantique de la femme – qui tend à faire oublier à la jeune bourgeoise qu’elle a un corps - passe par le culte de la pureté et la religion de la femme-mère.
Destinée à la maternité, la femme, dans la relation conjugale, est privée de désir ou d’envie comme le souligne Théodore Zeldin dans son étude sur les relations émotionnelles au sein du couple bourgeois. Que l’épouse puisse s’abandonner au plaisir [27] ou qu’elle puisse exprimer ses envies, constitue le scandale suprême ou plutôt, l’impensable. Le rapport conjugal est encore et toujours étroitement associé à la notion de devoir et à la procréation [28]. Alain Corbin note même : « L’influence du positivisme, les progrès du matérialisme et de la libre pensée ne remettront pas fondamentalement en question ce modèle conjugal […] ; les progressistes comme les radicaux étaient aussi anxieux que ne l’étaient les catholiques de promouvoir la notion de devoir plutôt que celle de plaisir. » Dans le roman de Zola, Nana, le comte Muffat est d’autant plus fasciné par le spectacle du corps de Nana que, dans son milieu, la femme n’exhibe pas sa nudité [29] ; après plus de vingt ans de vie commune, il « n’avait jamais vu la comtesse Muffat mettre ses jarretières ».
D’un côté la femme est idéalisée, de l’autre elle est dégradée. Il y a ainsi deux visions complémentaires de la femme que Freud lui-même a analysées et que Jean Borie (Le célibataire français), en les replaçant dans le contexte de l’époque, décrit comme étant l’alternance des « exploits de bordels » et des « pétitions angéliques et passionnées ». Une bipolarité que dévoilent de nombreux romanciers quand ils évoquent la « camaraderie des hommes chez les filles » (Zola dans Nana) et qu’ils décrivent les maisons de rendez-vous – un leitmotiv du roman naturaliste – ou quand ils mettent en scène les diverses formes d’amour vénal, de Flaubert à Maupassant ou Huysmans, et qu’ils parlent de « l’âpre et mystérieuse séduction » de la servante : Germinie Lacerteux des frères Goncourt, Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau, Pot-Bouille de Zola, Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust.
Cette bipolarité – l’épouse et mère d’un côté, la femme pour le plaisir de l’autre - est facilitée, pour les bourgeois de l’époque, par la condition souvent très précaire de toutes les jeunes filles « de peu », de toutes ces « petites mains », servantes, femmes de chambre, ouvrières de l’aiguille et autres couturières, vendeuses en boutique et demoiselles de magasin.
Dans ces différents secteurs d’activité, explique Alain Corbin, « le salaire est insuffisant pour faire vivre l’ouvrière ou la demoiselle qui ne bénéficie pas d’un complément de ressources fourni par un homme ». Il est difficile à la femme de s’intégrer, sans l’homme, dans la société urbaine du XIXe siècle, ce que montre bien Zola au travers du personnage de Denise Baudu dans Au Bonheur des Dames. Il lui est presque impossible de trouver à se loger : « les garnis bien tenus, rapporte Picot, dans La Réforme Sociale (1901), se ferment devant elle ». En outre, poursuit Alain Corbin, « dans ces industries, la longueur des mortes-saisons est considérable ; pire, elle croît avec le temps jusqu’à atteindre quatre, voire six mois et demi. Enfin, ces activités se révèlent extrêmement sensibles aux aléas de la conjoncture ; la grande vulnérabilité d’industries dont une fraction croissante de la production est destinée à l’exportation, explique le lien étroit qui existe, dans ces secteurs, entre les fluctuations économiques et celles du volume de la prostitution. »
Outre ces « petites mains » l’on trouve aussi celles qu’un observateur de l’époque, collaborant à la Revue des Deux-Mondes, le comte d’Haussonville, désigne par l’expression de « non classées », c’est-à-dire « les femmes, ou plutôt les jeunes filles, qui, nées dans un milieu populaire, ont fait effort pour s’élever au-dessus, sans y avoir encore réussi, et qui oscillent, incertaines de leur avenir, entre la condition qu’elles ont quittée et celle qu’elles n’ont pu encore atteindre. » Parmi ces « non classées », il n’est pas rare de trouver bon nombre de gouvernantes, des maîtresses de piano ou des institutrices dont « la solitude et la détresse morale sont intenses ».
« Chair à travail, chair à plaisir »
La précarité et les conditions de travail sont telles pour toutes ces jeunes femmes qu’il n’est pas rare qu’elles soient victimes de ce que nous appelons de nos jours le « harcèlement sexuel » et qui, à l’époque, s’appelle « droit de cuissage » ou « droit de jambage ». Cette pression sexuelle, exercée par les hommes, qu’ils soient employeurs, patrons, contremaîtres, sur celles qui sont sous leur contrôle est certainement le plus grave fléau qui frappe le salariat féminin. Pire encore, les faveurs sexuelles constituent souvent une clause tacite du contrat qui lie l’ouvrière ou l’employée à son patron. « Révélatrice est à ce propos la campagne menée par la presse socialiste, comme la teneur des discours prononcés à la Chambre par les orateurs d’extrême gauche, au lendemain de la grève révolutionnaire qui a éclaté à Limoges en 1905 et qui […] avait été motivée par l’immoralité des contremaîtres » (Alain Corbin). Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXesiècle, la presse anarchiste – Le Père Peinard, Le Libertaire – dénonce à plusieurs reprises les sollicitations abusives dont sont victimes les ouvrières et les employées. A maintes reprises, dans le cadre d’une réflexion globale sur la condition des travailleurs, est évoqué, dans les congrès ouvriers, le danger que fait courir à « l’honneur des familles ouvrières » le comportement des surveillants et des contremaîtres.
Les notions de dot, de communauté, de patrimoine et d’héritage hantent la famille conjugale bourgeoise. Au même titre que la virginité des jeunes filles. Le mariage d’affaires ou de raison passe avant la passion amoureuse et les sentiments [30]. Qu’elles soient grandes, moyennes ou petites, les bourgeoises ont des réflexes communs, constate Alain Decaux qui a étudié l’histoire des femmes dans plusieurs livres, en particulier dans l’Histoire des Françaises. « Ce qui compte pour elles, remarque-t-il, c’est la famille et la maison. Le mari gagne l’argent, la femme en dépense le moins possible et veille à le dépenser à bon escient. Elle est en général mariée sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. A part les femmes de la toute petite bourgeoisie et les boutiquières, elle ne travaille pas. L’éducation des enfants est son domaine. Elle en a eu trois au maximum. Parfois, elle est secondée par une bonne [31], venue de la campagne, car on laisse les nurses anglaises à l’aristocratie. Sa tâche impérative : faire des visites. Une bourgeoise ne peut y manquer sans être quasi mise au ban de la société. […] La bourgeoise doit également donner des dîners : trois ou quatre grands par an. »
Le mari de la Belle Epoque, semblable en cela à celui du Second Empire, s’en va souvent chercher ailleurs que dans le lit conjugal la satisfaction de ses besoins sexuels. « Dans une société hiérarchisée, note Alain Decaux, il n’est pas surprenant que l’on discerne une hiérarchie de la prostitution. En haut, les demi-castors, au milieu les cocottes, en bas les demoiselles. […] Si l’on descend d’un degré, on peut se rendre au Moulin-Rouge où Jane Avril règne sur le quadrille, et lorgner vers celles qui tournent, sautent, font le grand écart et montrent dans un cri suraigu leurs derrières enjuponnés de dentelles : Grille-d’Egout, La Goulue [32], Camelia dite Trompe-la-mort, Rayon d’or, Demi-Siphon, Muguet-la-Limonière, la Mélinite, Sauterelle, Cléopâtre, Torpille, Gavrochinette et d’autres. »
LA MARCHE DES FEMMES VERS L’ÉGALITÉ
Oubliées de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, confinées dans la sphère domestique, ne jouissant pas des mêmes droits que l’homme dans leur vie privée - en 1804, l’inégalité des hommes et des femmes est inscrite dans le Code civil napoléonien - comme dans leur vie publique – elles ne peuvent ni voter ni être éligibles – de nombreuses Françaises vont se battre pour obtenir des droits au sein de la famille et dans la vie publique.
Au XIXe siècle, Julie Daubié, première bachelière française en 1860, écrit La Femme pauvre, ardent plaidoyer pour l’instruction des filles, seul moyen de les sauver de la misère et de la prostitution. L’écrivain George Sand fait de l’égalité civile le préalable à toute autre revendication et critique le mariage. A la Belle Epoque, les femmes engagées dans les mouvements féministes considèrent le Code civil comme une bastille et manifestent contre lui chaque 14 juillet. Après la Seconde Guerre mondiale, deux femmes bousculent la pensée dominante en démontrant combien l’éternel féminin est une fausse évidence, un arbitraire culturel, tandis que d’autres, qui sont psychanalystes, remettent en question les conceptions de Freud sur la féminité assimilée à la passivité et définie en termes de manques par rapport à l’homme. Les deux femmes qui donnent un nouveau regard sur les femmes sont Margaret Mead et Simone de Beauvoir.
1948 : dans L’Un et l’autre sexe, l’anthropologue américaine Margaret Mead conteste la vieille notion d’éternel féminin. Il n’y a, conclut-elle, aucune raison de croire qu’il existe des types de comportements – féminins ou masculins – innés ; c’est la culture qui façonne les individus, selon leur sexe.
1949 : dans Le Deuxième sexe [33], l’essayiste et écrivain Simone de Beauvoir déclare : « On ne naît pas femme, on le devient ». La hiérarchisation entre les sexes et l’oppression qui en résulte ne sont pas dus, explique-t-elle, à une éventuelle nature féminine mais à l’environnement socioculturel.
La marche des femmes vers l’égalité depuis la seconde moitié du XXe siècle est jalonnée de nombreux événements majeurs : droit de vote et éligibilité (1944), développement du planning familial (1956), possibilité d’exercer une activité salariée sans le consentement du mari (1965), apparition de la pilule (1964) et loi Neuwirth légalisant la contraception (1967), autorité parentale conjointe qui se substitue à l’autorité paternelle (1970), reconnaissance du divorce par consentement mutuel (1975), dépénalisation de l’avortement (1975), répression des discriminations sexuelles lors de l’embauche (1975), meilleure répression du viol (1980), égalité professionnelle entre hommes et femmes (1983), égalité des époux dans la gestion des biens de la famille et des enfants (1985), création du délit de harcèlement sexuel dans les relations de travail (1992).
Mais l’histoire n’est pas finie ! De la construction sociale du corps à l’étude des genres, des revendications homosexuelles aux querelles autour du voile islamique, des violences faites aux jeunes filles des quartiers au mouvement « Ni putes ni soumises », le parcours est encore long ... Une chose est sûre en tout cas : les femmes, en bousculant l’ordre établi des hommes, les idées convenables et convenues, sont - comme le fait remarquer le sociologue Edgar Morin - des « agents secrets de la modernité ».
NOTES
[1] Extraites d’une série d’études de Philippe Ariès rassemblées sous le titre Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours, éd. du Seuil, coll. Points Histoire, Paris 1975.
[2] Jusque dans les années 1990, c’est le christianisme qui va jouer un rôle essentiel dans l’histoire culturelle française – nouveau nom donné à l’histoire des mentalités. Depuis cette date, l’émergence de l’islam – devenu la seconde religion de l’Hexagone – bouleverse les données avec les conséquences que l’on sait : retour du religieux dans sa composante la plus conservatrice et la moins favorable à l’émancipation des femmes avec la montée du phénomène politique, identitaire et confessionnel du voile islamique, avec aussi les violences faites aux jeunes filles des quartiers et les prises de conscience que cette situation entraîne, le mouvement « Ni putes ni soumises » par exemple.
[3] Les commentaires qui vont suivre reprennent ceux des auteurs réunis autour de Jean-Claude Schmitt – in Eve et Pandora – et s’inscrivent dans une lecture très conforme – ou très conformiste – de la Bible. Car depuis les travaux de Gadamer (herméneutique : toute lecture est une relecture) et de Ricœur (le monde du texte et celui du lecteur), depuis le retour au texte d’origine - le texte hébreu - et une plus grande attention à l’esprit sémitique ancien, d’autres commentaires de ces textes me sembleraient plus proches de ce que peut-être auraient voulu dire les auteurs sacrés. Et il ne s’agit aucunement d’une lecture croyante, mais d’une autre lecture possible. Une lecture que propose par exemple un exégète comme Philippe Mercier, en faculté de théologie de l'Université Catholique de Lyon.
[4] Contrairement à ce qu’affirment les auteurs réunis autour de Jean-Claude Schmitt – in Eve et Pandora – je ne crois pas que l’on puisse parler d’indifférenciation à propos de ce texte de la Genèse, le plus ancien des deux textes relatifs à la création d’Adam et Eve. Dans la pensée sémitique du Proche Orient ancien, une telle notion n’est même pas concevable. La non différenciation c’est le chaos, le tohu bohu – et Dieu a justement créé le monde en séparant chaque chose. Les lois sur le pur et l’impur sont là pour le rappeler : l’impureté c’est le non-distinct, le non séparé. Cf. cours de Philippe Mercier sur l’Intelligence des Écritures.
[5] Cf. la remarquable et érudite étude de l’historien Peter Brown, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Christian Jacob, éditions Gallimard, Paris, 1995.
[6] Dans son étude concernant les « Fondements anthropologiques de la relation entre l’homme et la femme dans la théologie classique » - in Concilium, 111, 1976 -, Kari Elisabeth Borresen définit ainsi l’anthropologie androcentrique : « J’entends par là que la doctrine de la relation entre l’homme et la femme est élaborée unilatéralement du point de vue de l’homme, et non pas du point de vue de la réciprocité des deux sexes. »
[7] Pauline Schmitt Pantel, « La création de la femme : un enjeu pour l’histoire des femmes ? », in Eve et Pandora - La création de la première femme, ouvrage collectif sous la direction de Jean-Claude Schmitt, coll. Le Temps des Images, éd. Gallimard, Paris, 2001.
[8] Cf. en ce qui concerne ce moine canoniste : Paulette L’Hermitte-Leclercq, L’Eglise et les femmes dans l’Occident chrétien des origines à la fin du Moyen Age, Turnhout, 1997
[9] C’est la réforme grégorienne, au XIe siècle, qui définit la place des clercs qui doivent respecter le célibat et celle des laïcs tenus de n’avoir qu’une épouse. Cette réforme est l’une des grandes victoires de l’Eglise qui parvient à imposer ses conceptions matrimoniales à une société jadis portée sur la polygamie. En effet, au temps des Mérovingiens puis des Carolingiens, la polygamie offrait aux nobles le moyen de montrer leur richesse, leur pouvoir, et de tisser un réseau d’alliances familiales. C’est à partir du VIIIe siècle que l’Eglise s’efforce d’imposer la monogamie.
[10] C’est à partir du concile de Florence, en 1439, que le mariage est définitivement considéré comme un sacrement et c’est à partir du concile de Trente (1545-1563) qu’est exigée la présence de deux témoins pour l’échange des consentements – ils doivent apposer leur signature, qui a valeur juridique, sur le registre des mariages – et qu’est affirmée l’indissolubilité du mariage.
[11] Louis de Rouvroy, sieur de Saint-Simon, qui deviendra plus tard duc, pair de France et grand d’Espagne, est né à Paris le 15 janvier 1675. Après avoir servi chez les Mousquetaires et dans l’armée, il s’installe à la cour de Louis XIV, à Versailles, où il mène une vie de courtisan. A la mort du Roi-Soleil, il entre au service du Régent, qui le nomme ministre d’État puis ambassadeur exceptionnel en Espagne. Après le décès du Régent, il se retire des affaires du royaume. A travers ses Mémoires, qui relatent la vie à la cour entre les années 1694 et 1723, il incarne, de façon presque emblématique, la figure du courtisan. Fasciné par la grandeur de Louis XIV, il se laisse séduire par le jeu de l’étiquette, de la hiérarchie, de la faveur et de la disgrâce. Il décède à Paris le 2 mars 1755.
[12] Un exemple : au XIXe siècle, les frères Goncourt, dans leur roman Renée Mauperin (1864) qu’ils voulaient d’abord intituler La jeune Bourgeoisie car ils y dépeignent les mœurs de cette classe sociale en plein essor, donnent la parole à Henri Mauperin, jeune avocat. Au cours d’une conversation avec sa mère, il explique sa conception du mariage : « Je veux me marier, mais bien me marier […] Vois-tu, maman, sans en avoir l’air, j’ai beaucoup réfléchi au mariage… Ce qu’il y a de plus difficile à gagner dans ce monde, ce qui se paye le plus cher, ce qu’on arrache et ce qui se conquiert […] c’est l’argent, n’est-ce pas ? c’est le bonheur et l’honneur d’être riche, c’est la jouissance et la considération du million. Eh bien, j’ai vu qu’il y avait un moyen d’arriver à cela, à l’argent, tout droit et tout de suite, sans fatigue, sans peine, sans génie, simplement, naturellement, immédiatement et honorablement : ce moyen, c’est le mariage… J’ai encore vu ceci : c’est qu’il n’y avait besoin ni d’être supérieurement beau, ni d’être étonnamment spirituel pour faire un mariage riche ; il fallait seulement le vouloir, le vouloir froidement et de toutes ses forces, masser sur cette carte-là toutes ses chances, faire en un mot sa carrière de se marier… »
[13] De son vrai nom Nicolas Restif, né en 1734, dans une famille d'agriculteurs, il connaît l'enfance d'un petit paysan. L'argent que lui procure son premier roman (la Famille vertueuse, 1766) l’incite à vivre de sa plume. Dépourvu de fortune personnelle, il doit beaucoup écrire, ce qui ne le sauve guère de la misère, surtout vers la fin de sa vie. Il décède en 1806. Son œuvre, souvent critiquée – certains ont dit qu’il s’adressait aux femmes de chambre -, dresse un tableau réaliste des mœurs du siècle des Lumières. Dans ses recueils de nouvelles (les Contemporaines, les Françaises, les Idées singulières), il défend des idées sociales inspirées de Rousseau et annonce les utopistes du siècle suivant. Il décrit la condition du paysan sous l'Ancien Régime dans la Vie de mon père (1779), la vie et les mœurs du peuple de Paris (le Paysan perverti ou les Dangers de la ville, 1775 ; la Paysanne pervertie, 1784) ou raconte son histoire et celle de sa famille (la Femme infidèle, 1786 ; Ingénue Saxancour, 1788.
[14] Le mariage civil n’existant pas, seul le sacrement religieux consacre l’union des époux. Pour les protestants, ce n’est qu’en 1787 qu’un édit leur accorde un état civil particulier. En cas de graves désaccords, la séparation peut être prononcée mais elle interdit tout remariage. Dans certains cas, notamment pour les grands de ce monde, l’Eglise admet l’annulation du mariage : Louis VII et Aliénor d’Aquitaine, Henri IV et la reine Margot. Il faudra attendre la loi du 20 septembre 1792 pour que le mariage devienne un contrat civil et que le divorce soit reconnu. En 1804, le Code civil dit Code Napoléon admet le divorce pour adultère, condamnation infamante, « excès, sévices ou injures graves ». En 1816, la loi Bonald abolit le divorce au nom du catholicisme proclamé religion d’Etat par la Charte constitutionnelle octroyée par Louis XVIII à ses sujets. Ce n’est que le 19 juillet 1884, sous la IIIe République, que la loi Naquet rétablit le divorce-sanction fondé sur la faute. Enfin, la loi du 11 juillet 1975, si elle maintient le divorce-sanction fondé sur la faute rebaptisée « violation grave et renouvelée des obligations du mariage », ressuscite le divorce par consentement mutuel sans toutefois se risquer aux audaces de la loi du 20 septembre1792.
[15] Ecoutons Pothier, le célèbre jurisconsulte du XVIIIe siècle, rappelant à ses devoirs l’épouse malheureuse : « Elle ne doit opposer que la patience aux mauvaises manières de son mari et même à ses mauvais traitements. Cela ne doit pas l’empêcher d’aller, dans toutes les occasions, au-devant de tout ce qui peut faire plaisir à son mari et elle ne doit pas le quitter à moins que les choses ne soient portées aux plus grandes extrémités. » Cité par Arlette Lebigre, juriste et historienne, dans son article « La révolution du divorce », in L’Histoire, hors série n°5, juin 1999, consacré à l’amour et à la sexualité.
[16] Ce modeste ouvrier tisserand tenait son journal. Anne Fillon a découvert un jour ses notes manuscrites et les a publiées à Rennes, en 1996, aux éditions Ouest-France, sous le titre : Louis Simon, villageois de l’ancienne France.
[17] Cette conception de l’acte sexuel, un mal nécessaire qui ne se justifie que par la nécessité d’avoir des enfants et qui ne peut être toléré que dans le cadre du mariage, anime déjà toutes les discussions théologiques du Moyen Age, comme le montre Georges Duby dans Le Chevalier, la femme et le prêtre.
[18] Cf. ce que dit l’historienne Mona Ozouf dans son article « La Révolution a-t-elle ignoré les femmes ? », L’Histoire, juillet/août 2000.
[19] « Elles sont de toutes les foules insurgées, parfois en tête ; dans les tribunes ouvertes pour le public, elles suivent les séances des clubs et des diverses assemblées, nationale ou sectionnaires ; elles s’inscrivent aux sociétés fraternelles mixtes et apposent signatures ou croix au bas de pétitions, etc. Et, à partir de 1792, on voit émerger au sein de la sans-culotterie de fortes figures de militantes populaires, ouvrières en couture ou de l’artisanat, blanchisseuses, petites marchandes. A Paris, elles créent en mai 1793 le club des Citoyennes Républicaines Révolutionnaires […] » écrit Dominique Godineau - « De la rosière à la tricoteuse : les représentations de la femme du peuple à la fin de l’Ancien Régime et pendant la Révolution », in Sociétés et Représentations, CREDHESS, n°8, février 2000.
[20] Né à Fréjus en 1748, Emmanuel Joseph Sieyès entre dans les ordres et se lance dans la carrière politique en publiant plusieurs brochures, dont la plus célèbre : Qu’est-ce que le tiers état ? (1789). Elu député, il rédige le serment du Jeu de paume (20 juin 1789), est l’un des membres fondateurs du Club des jacobins, puis, après la chute de Robespierre, entre au Comité de salut public. Prenant le partie de Bonaparte, il est l’un des instigateurs du coup d’État du 18 Brumaire. Fait comte d’Empire en 1809, il siège à la Chambre des pairs au cours des Cent-Jours puis s’exile à Bruxelles. Proscrit comme régicide en 1816, il doit attendre 1830 pour retourner en France et décède six ans plus tard.
[21] En s’achevant dans la Terreur, la Révolution ne porte plus l’idéal de Théroigne et celle-ci s’enfonce alors dans la folie. Internée en 1794, elle passera vingt-trois années de sa vie à l’asile. Son histoire, sa légende et sa folie ont été plusieurs fois racontées, notamment par Michelet, Lamartine et les Goncourt. Baudelaire lui a consacré un sonnet des Fleurs du mal.
[22] Cf. Philippe Vigier, Victor Duruy, un ministre libéral sous l’Empire ou L’école, enjeu républicain, éd. Creaphis, 1995.
[23] Ses idées « le conduisent à faire adopter […] deux mesures qu’il considérait comme immédiatement applicables, l’obligation et la gratuité », rappelle Jean Rohr dans son ouvrage sur Victor Duruy, ministre de Napoléon III, Librairie générale de droit, 1967.
[24] Jean-Michel Gaillard : article « Le ministre, l’évêque et les écoles de jeunes filles » in Le Monde de l’Education, mensuel n° 257, mars 1998 ; et article : « Les victoires de Jules Ferry », in Les Collections de L’Histoire, Mille ans d’école, de Charlemagne à Claude Allègre, octobre 1999.
[25] Responsable avec Georges Duby d’une Histoire des femmes en plusieurs volumes, Michelle Perrot est également l’auteur d’une étude sur « L’éloge de la ménagère dans le discours ouvrier français au XIXe siècle ». C’est elle qui parle de « siècle ouvrier » pour définir la période allant de 1880 à 1936.
[26] Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958.
[27] Hygiénistes et médecins de la fin du XVIIIe siècle et plus encore du XIXe se méfient du plaisir de l’épouse dans le rapport conjugal, car ils estiment ses débordements violents, tyranniques, très vite incontrôlables. « Obsédés par les risques que présentent les excessives capacités de l’autre sexe, constate A. Corbin, les hygiénistes refusent à l’épouse toute initiative ; ils repoussent les manifestations d’une sexualité féminine désirante dont ils nient jusqu’à l’existence. C’est à l’époux de régler l’énervation de la femme. » Toutefois, vers la fin du XIXe siècle, quelques médecins prennent en considération le plaisir de l’épouse – car ils s’aperçoivent qu’il est nécessaire pour garantir sa fidélité conjugale. En 1878 paraît l’ouvrage du docteur Dartigues, De l’amour expérimental ou des causes de l’adultère chez la femme au XIXe siècle ; en 1885, la Petite Bible des jeunes époux du docteur Montalban.
[28] Les médecins se montrent très sévères pour tous les gestes dont la finalité n’est pas l’acte sexuel en vue de procréer, - tous ces gestes qui ne sont que des « fraudes conjugales » comme les qualifie le docteur Bergeret dans son livre Des fraudes dans l’accomplissement des fonctions génératrices, paru en 1868. C’est d’ailleurs pour cette raison que le docteur Bergeret condamne tout rapport avec une épouse stérile ou ménopausée car il n’a aucune raison d’être, si ce n’est la recherche de plaisirs « effrénés ».
[29] Après l’Eglise c’est le corps médical qui condamne l’impudeur entre époux. Même le docteur Montalban, en 1885, dans sa Petite Bible, dont le ton est pourtant nouveau, plus progressiste, rappelle qu’un « bon lit est le seul autel où puisse dignement s’accomplir l’œuvre de chair », que cette oeuvre doit s’opérer dans la pénombre et dans une chambre où il n’y a pas de miroir car l’époux ne saurait demander à sa femme de la voir nue.
[30] La nuit de noces est si souvent dépeinte, et de la même façon, par la littérature de l’époque, que cette vision doit bien évoquer une réalité. Colette par exemple : « L’époux rude et sans grâce procède à l’assaut de la couche nuptiale. Les appétits excessifs enluminent sa face, il pue le cigare et la chartreuse, et pour réclamer son dû il a des galanteries de matelot en bordée. Des vieux lui ont affirmé que l’amour à la hussarde, il n’y a que ça de vrai ! » De leur côté, dès la fin du XIXe siècle, hygiénistes et médecins vont accorder une grande importance à la nuit de noces et s’inquiéter, à l’instar du docteur Coriveaud (Le Lendemain du mariage, 1884), du « rut sauvage », de l’assaut de « l’homme instinctif dans toute la férocité du terme ». Bien sûr, il n’est pas encore question de « viol conjugal ». Signalons pour mémoire que c’est en 1990 que la Cour de cassation reconnaîtra la valeur juridique de la notion de viol entre époux.
[31] En 1906, 760 000 femmes sont domestiques. Les unes sont femmes de chambre, d’autres cuisinières, bonnes d’enfants. Les plus nombreuses sont toutefois les bonnes à tout faire : ce sont elles qui perçoivent les plus bas salaires et qui sont le plus souvent victimes des assauts de Monsieur.
[32] Le peintre Toulouse-Lautrec immortalisera La Goulue dans ses affiches du Moulin-Rouge.
[33] « Honni dès sa sortie en 1949 par les catholiques et les communistes, défendu par les chrétiens progressistes et les intellectuels de gauche, il préfigure les combats féministes des années à venir, rappelle l’historienne Sylvie Chaperon. Le chapitre La mère commence par un plaidoyer de quinze pages en faveur de l’avortement libre ; L’initiation sexuelle revendique sans litote ni périphrase l’épanouissement sexuel ; La lesbienne affirme la liberté des choix sexuels. Vendue à plus de vingt mille exemplaires dès la première semaine, très vite traduite en allemand, en anglais, en japonais, cette discussion philosophique de plus de mille pages rencontre des millions de lectrices occidentales, essentiellement diplômées et urbanisées, issues des classes moyennes et supérieures. » - Sylvie Chaperon, « Du droit de vote à la pilule », L’Histoire, juillet/août 2000. Cette historienne a notamment publié Les Années Beauvoir, 1945-1970, Paris, 2000. Signalons également que la revue Lendemains, n° 94, 2000, consacre un numéro spécial à l’ouvrage de Simone de Beauvoir. Fustigée par la droite et par les catholiques, Mauriac en tête, qui voit dans le Deuxième sexe le symbole de la décadence des lettres françaises, l’auteur est accusée, comme le fut Proust ou Gide, de corrompre la jeunesse. L’ouvrage n’est pas mieux accueilli par le parti communiste. Marie-Louise Barron se représente, dans Les Lettres françaises, « le franc succès de rigolade » que Simone de Beauvoir obtiendrait dans un atelier de Billancourt, notamment avec son « programme libérateur de défrustation ».
ALF