UN BANC TOUT MOCHE ... [suite et fin]

Publié par alain laurent-faucon - alf - andéol


 

25 OCTOBRE

 

L'homme se déhanche sur la piste de danse et, aussitôt, plusieurs femmes se précipitent pour le déshabiller. Sûr de lui et de l'effet produit – c'est un « hardeur » très apprécié dans le monde du « X » -, il prend des poses sulfureuses en faisant rouler ses muscles d'écorché vif.

Une femme à la poitrine arrogante, gainée de cuir, les seins percés et ornés d'anneaux, lui arrache son cache sexe.

Une violente onde de choc parcourt boutique-le-cul - comme un torrent qui bouscule tout sur son passage, qui bouscule tous les garde-fous ... Il y a quelque chose d'urgent, d'impérieux, dans cette turgescence qui survolte les couples. Les rend avides. Fiévreux. Hors d'eux-mêmes.

 



28 OCTOBRE
 

 

« Aimée ! »
« Pourquoi m'as-tu dit ça ? »
« Pourquoi ? »

 

Il est cinq heures et il est seul.
Assis sur le banc – son banc
Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche.

Il est cinq heures et il voudrait être loin.
Très loin.
Sur un voilier en partance.
Dans l'océan Indien.

Pour oublier sa souffrance.
Ses obsessions.

 

Il est cinq heures et il songe à ses amis. Les seuls qu'il ait. Ses « amis-écrits ». Marie Pirogue. Baba Coquille. Les Créoles des îles. Ceux des Chagos. Et il se demande ce qu'ils feraient à sa place. Ce qu'ils feraient pour chasser le malheur. Chasser la mofinn.

 

Olivier ferme brusquement les yeux, plisse les paupières, puis ouvre à nouveau les yeux.

La mer brasille de mille reflets diaprés dans l'ardeur solaire d'une belle matinée d'automne, - tandis que semble mugir une corne de brume.

Intrigué par cet appel étrange, Olivier écoute les rumeurs de la mer.

Et il perçoit, maintenant qu'il y prend garde, apporté par un léger vent de travers, le branle-bas des marins pêcheurs : coups de sifflet, appels et contre-appels, grincement des poulies, ferraillement des treuils, raclement des chaînes, crachotement des moteurs.

La flottille va bientôt sortir ! Et il éprouve soudain l'envie de la voir partir.

 

Olivier se lève et quitte son banc. Il se dirige vers le petit port de pêche, en passant par la grève, puis en escaladant les blocs de roche et de béton qui constituent la digue. Il commence à être trempé de la tête aux pieds, car les vagues viennent se briser en un jaillissement d'écume et de gouttelettes qui lui « rincent le poil ».

Mais il aime ce contact avec la mer. Le grondement de l'eau. Les fusées d'embruns. L'appel du large.

Il est chez lui.
Il est dans les îles.
A l'entrée du lagon.
Quand les patrons de pirogues et de bateaux pontés vont franchir la barre –
sauter les brisants, comme ils disent là-bas. Tandis que, sur le rivage, battent les tambours pour apaiser les démon de la barre et des flots. Acompagnés par la voix rauque et sensuelle de Marie Pirogue.

 


Aiah cahtah mooloo – mooloo cahtah

 

D'un coup, d'un seul, l'existence se métamorphose en une geste fantasque, une partie de cache-cache avec la Camarde !

 


Aiah cahtah mooloo – mooloo cahtah

 

A nouveau saisi par ses feux follets, rempli de larmes, Olivier dérape dans un monde parallèle peuplé d'ombres chères. Son esprit vacille. Il a besoin d'envolées lyriques dans sa fuite en avant ... besoin de sentir la présence de ses « amis-écrits », de « ses » vieilles tantines surtout – gardiennes de la mémoire collective ... et il voudrait qu'elles lui parlent ... il ferme très fort les yeux ... et il perçoit des murmures ... ce sont elles ... oui ! elles lui parlent ... il les entend ... oui ! distinctement ... elles lui parlent du rituel ... Un rituel qu'il convient d'observer, si l'on est dans le malheur, si l'on pleure l'être aimé, à jamais disparu.

Un rituel qui commence ainsi.
Par un cri strident qui se répercute au-delà des cases.
Par-delà les îles.

 

Ki fer to alé ? - Pourquoi es-tu partie ?

 

Puis les patrons de pirogues et de bateaux pontés allument cinq feux d'écales, tandis que les musiciens préparent les ravanes en les faisant lentement tournoyer au-dessus des braises, afin d'en retendre les membranes, en laissant parfois glisser leur main droite sur les peaux échauffées comme s'ils voulaient ôter une poussière, avant de les frapper du bout des doigts d'un coup sec – jusqu'à ce qu'ils obtiennent une tonalité voisine du chiffre « 15 » prononcé à leur manière, d'une voix nasale et un peu métallique : « Sa kinz la, kouma dir, so dyapazon ».

Alentour, des tisons enflammés par des adolescents vêtus d'un simple pagne, déforment les êtres et les choses, allongent les ombres des palmes qui, sous l'action de la brise, deviennent autant de crécelles au cliquetis funèbre.

Et le cri strident. A nouveau.

 


Ki fer to alé ? - Pourquoi es-tu partie ?

 

Aussitôt suivi des roulements sourds des tambours, les ravanes ...

 


TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

... annonçant le début des « huit jours » dont le point d'orge sera « aniwawaoh ».

 

La famille, les amis, les habitants des Chagos, vont chanter, pleurer, danser, psalmodier des paroles sacrées au pouvoir magique, dont le sens reste aujourd'hui caché même des sorciers – pourtant fort redoutés.

 


Torti de ter mont' pyé koko
Misyé Laryé gagn' so bébé
Pilé-Oûmba ! Pilé-Oûmba !

 

Et toute la nuit, assises devant la case de l'être absent, Marie Pirogue et les vieilles tantines vont parler et parler de la Dame Blanche de Salomon, de l'aimée, de son Aimée, pour revivre une dernière fois en sa compagnie, avant d'accepter l'inéluctable, le fait qu'elle ne sera plus jamais là, qu'il faudra bien porter le deuil d'un amour qui s'en est allé à l'ombre d'un nuage, loin, très loin, là où il n'y a plus rien.

Elles vont parler. Et parler. Chanter. Pleurer. Et prier. Au rythme des tambours qui ne cessent de battre. En buvant du kalou, ce vin de palme fermenté. Et en fumant des « 555 », la cigarette des coloniaux.

Elles vont parler et parler jusqu'au moment où leur tête sera moins tracassée et leur coeur plus serein.

Elles vont parler ainsi.
Durant les « huit jours ».

Nuit après nuit.

 


Torti de ter mont' pyé koko
Misyé Laryé gagn' so bébé
Pilé-Oûmba ! Pilé-Oûmba !

 

Brusquement Olivier crispe les mâchoires et serre les poings, le regard sombre.

Oui ! C'est décidé !
Il fera les « huit jours »
Puis « aniwawaoh »

Comme Marie Pirogue, Baba Coquille. Ses « amis-écrits ».

 

Assis sur la digue
A l'entrée du petit port de pêche
Non loin du banc, de son banc, de la chapelle
Olivier regarde
la flottille des marins pêcheurs gagner la haute mer.

Chahuté par les volées d'embruns et le vent du large
Il entend déjà les tambours
Dans son coeur. Dans sa tête.

 


TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 


 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

Les huit jours ! Aniwawaoh !

 




29 OCTOBRE

 

 

...

Une fois. Deux fois. Trois fois.
Olivier ouvre les yeux, les referme et glisse à nouveau dans la nuit.
Une fois. Deux fois. Trois fois.
Il refait surface, s'accroche, puis coule et s'en va.
Une fois. Deux fois. Trois fois. Il ouvre les yeux et tout chavire. Il ouvre les yeux et se sent partir. Une fois. Deux fois. Trois fois. Il résiste et résiste. Une fois. La énième. Il résiste et résiste et sort enfin de sa nuit.

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Avec les tambours qui l'attendent
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Quand la nuit se déchire
Et qu'il n'est plus à lui.

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Avec les tambours qui l'appellent
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Comme une âme en peine
Accrochée à sa vie.

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Avec sa souffrance qui est au-delà des larmes. Sa souffrance qui se love dans son coeur. Dans son âme. Sa souffrance – fredaine malfaisante.

 

...

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Il a bu !
Un verre. Toujours plein. Toujours vide. Toujours le dernier.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Des poussières noires s'amoncellent et voilent son regard.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Il a bu !
Un verre. Toujours plein. Toujours vide. Toujours le dernier.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Des fourmis vont et viennent, courent et s'affolent le long de son corps.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
Il a bu !
Un verre. Toujours plein. Toujours vide. Toujours le dernier.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Cadence infernale.
Lancinant chagrin.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Les tambours le prennent.
Les tambours le cernent.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Il est pulsation. Il est ravane.
Chauffé à blanc.
Par l'alcool.
La détresse.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Il a bu.
Une nouvelle fois.
Il a bu.
Encore une fois.
Comme ses frères des îles avant aniwawaoh. Autour d'un feu de palme. Nerveux. Brouillons. Buvant. Et buvant. Buvant encore. Fascinés par la mort. Troublés par la vie. Ki fer to alé ? Pourquoi es-tu partie ? Folie charnelle. Ivresse barbare. Fragilités mises à nu. Se jeter dans les ténèbres. Pour revivre enfin !
Revivre !

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Hurler !
Je, te, vous, aime, mon amour, je ...

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Olivier veut réagir – mais dès qu'il bouge, tout redevient flou, et il s'écroule à nouveau.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Son corps est douleur, comme s'il venait de se battre.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Le baston !
Toute sa jeunesse il s'est bagarré ... L'école de la rue ... Le quartier ... Et il comprend que, s'il capitule maintenant, il est fini.
Liquidé
« Mort au vaincu ! »
Hurlaient les gosses quand il se battait.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Avec une lenteur irréelle, fondu-enchaîné distordu, Olivier se redresse sur les avant-bras, puis sur les mains, puis sur un genou, puis sur l'autre, et parvient à se mettre debout. Sa tête tourne. Il chancelle. Le sol bascule. Mais il reste sur ses jambes. Les yeux hagards. La bouche tordue. Les poings fermés. La rage au ventre.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

A petits pas comptés, les épaules rentrées, le corps hésitant, il retrouve le banc. Son banc. Farce au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Désormais il sait qu'il lui faudra faire semblant. Faire semblant d'être libre. Faire semblant d'être heureux. Désinvolte – courses folles et mouchoirs de dentelle, il fait très chaud, soupirait-il lorsqu'il jouait au mousquetaire, perdu dans ses rêves, pour les yeux d'une belle. Aimée. Son Aimée.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des tambours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des huit jours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur qui va et vient. Pèse sur lui. L'écrase. Le détruit. Et revient comme un cri : tu es dans la mort ! La mort !
LA MORT !

 




30 OCTOBRE

 

Une main entière
Poing fermé
Cognant
Et cognant encore.

 

Instincts morbides : les visages autour de la femme ont quelque chose d'effrayant, - tandis que le poing de l'homme, vraiment énorme, va et vient au plus profond de son être, là où l'on ne revient jamais indemne, lui arrachant des cris de douleur et d'orgasme.

Ébranlé par une telle brutalité, Olivier expulse tous les participants. Il déteste le « hard », - le cagibi de l'âme. Les W.C. parfois.

Il finirait même par exécrer le sexe.
Quand il est sans âme.
Quand il n'est que violence.
Mépris de l'autre.
Ou haine de soi.



31 OCTOBRE

 

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des tambours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des huit jours.

 

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

Brusquement, tout se bouscule dans sa tête, passé rêvé, rêve éveillé, et, de sa mémoire obscure, montent d'anciens chagrins.
Images à vif, meurtries.
Sans yeux, sans vie.
Écartelées.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des tambours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des huit jours.

 

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

... ils se fatiguent, mais ne veulent pas, ne peuvent plus s'arrêter, sexes enchevêtrés, diffus, autonomes. Instants éclatés. Maison du berger ...

 

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

Tout contre lui il sent confusément le corps d'une femme secouée de spasmes, la houle au ventre. Une femme qui lui murmure des bouts de phrase dont il ne perçoit pas le sens. Une femme qui gémit doucement, puis de plus en plus fort.

 

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

Cette plainte rauque, sensuelle lui vrille les tympans et le fait sursauter. Il ouvre brusquement les yeux et se retrouve dans boutique-le-cul.
Un cri lui échappe :
« Isha ! »

Isha sa « fiancée d'Orient »
Son âme-soeur
Son arc-en-ciel


Isha qui lui sourit avec une infinie tendresse
Et qui lui dit à nouveau :

 

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

Isha !

Ils se sont tellement apprivoisés sur la piste de danse ou dans les coins câlins. Avec des gestes tendres, fragiles, et un voile de tristesse dans le regard comme s'ils étaient tous les deux victimes d'un même mal. D'un mal mystérieux et inguérissable : ÊTRE AIMÉ ! - ne serait-ce qu'une fois, une seule et unique fois.

 

Isha !

Dans ses bras, il se prend à rêver.
Elle-seule pourrait le sauver.

 

Isha !

Il aime ses caresses, douces paresses sur son corps alangui et tiède. Et quand elle le quiite au petit matin, tout redevient absurde. Il se traîne d'heure en heure jusqu'à la réouverture du cercle, encore perdu en elle, bouleversé par le rythme de ses lèvres, offert, attentif, mais déjà seul, désespérément seul. Car il a besoin de la sentir, de la tenir. Un besoin vital, impérieux, sans quoi il perd la raison, happé par ses démons.

Isha !

Il s'imagine changeant de sexe pour s'offrir à elle, se donner et s'ouvrir à ses douces caresses. Elle le prend, le possède, le fait jouir, le fait jouir encore, le fait jouir sans fin, et il s'abandonne totalement à ses mains, à ses lèvres, et métamorphose des sens, il devient femme, sa femme, sous ses caresses de femme.

Isha !

« Prends-moi ! Oh ! Prends-moi ! »

 

 




1er NOVEMBRE

 

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

D'une chiquenaude Olivier expédie son mégot dans le cendrier et allume une nouvelle cigarette. Au même instant, un tic nerveux agite ses lèvres et accentue encore le désespoir qui déforme ses traits. Heureusement, les couples qui discutent au bar ne font pas attention à lui, trop occupés par le regard des autres, - vertiges illusoires ou prochains corps à corps.

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Dans le cercle ou sur la plage, dans son lit ou sur le banc, Olivier lutte sans cesse pour ne pas pleurer. Comme si son corps, son âme, n'étaient plus que torrents de larmes. « Le désespoir est sans fin ... On n'en touche jamais le fond ! », murmure-t-il les yeux vides, presque liquides. Avant d'ajouter, en se prenant la tête entre les mains : « Je voudrais tellement retrouver Aimée ! Me perdre en elle ! Me perdre ! Mais le rêve est fini ! »

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Sa mémoire n'est plus qu'une vieille malle au fond d'un grenier et il a l'impression de rôder dans ses souvenirs comme dans un cimetière à la tombée du jour, quand tout se brouille et que la vie elle-même paraït indécise. D'ailleurs les tambours le savent – comme Marie Pirogue, Baba Coquille, ses frères des îles ! La mort a plus de présence que l'existence, - car elle est là, entre les arbres, entre les tombes, avec son silence plus pesant que la souffrance, avec son odeur plus tenace que la plus fatale des fragrances. Sans la mort, - la vie n'est rien ! Pas même une urgence.

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Les mâchoires crispées, des cernes mauves sous les yeux, le visage en sueur, Olivier ressemble de plus en plus à un boxeur groggy, K.-O. debout. Agité de sentiments contraires, il observe les couples qui s'agitent, se cherchent et se caressent, s'appellent et se défont, et il sent la mort dans ce théâtre d'ombres – où se profile Jezabel, la fille aînée de Lucifer, au charme sulfureux et mortel. Il la voit, presque androgyne, corps souple et élastique, seins gonflés sous la robe, il la voit se donner, s'ouvrir et se fermer, pour s'ouvrir encore et lentement se dénuder. Comme un rituel. Une messe païenne. Pour des marionnettes mi-anges, mi-démons. Il aperçoit, dans l'ombre de son ventre, les regards ardents de tous les maris perdus d'envie. Mesmérisés. Il découvre, dans ses prunelles révulsées, ses ondulations reptiliennes, toutes les attentes des épouses quêtant avidement ce qu'elle est en train de s'offrir avec des gestes précis et félins, impudiques et sensuels. Il l'observe, roulant des hanches et du bassin pour un ultime coup de rein, et il l'entend se perdre en une longue plainte, - sorte de gémissement syncopé qui affole tous les couples. Happé par cette fièvre éruptive, Olivier ferme les yeux, - le corps brûlant, secoué de frissons.
Aimée lui manque !
Mais, déjà, il sent des mains. Des mains langoureuses.
Aimée lui manque !
Mais, déjà, il sent des lèvres. Des lèvres chaudes et humides. Des lèvres qui lui susurrent : « Ce soir, Olivier, tu m'appartiens ! »

Ce n'est pas Jezabel, la fille aînée de Lucifer.
C'est Isha, sa belle Orientale
Son âme-soeur.


« Oui ! Isha ! ce soir je t'appartiens ! »


...

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Assis sur le banc – son banc
Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche
Olivier essaye de se retrouver, d'oublier boutique-le-cul – poudrière sexuelle.
Il voudrait croire encore à la tendresse. Aux longues promenades main dans la main. Aux vertus d'un « je t'aime ! » à la vie, à la mort, sans mensonge, sans trahison, sans zone d'ombre hanté par le silence.
Il voudrait voir encore du soleil dans les yeux d'une femme.
De l'innocence.
Mais il sait que tout cela n'est qu'illusion romanesque. Car l'amour – celui de Roméo et Juliette, de Tristan et Iseut – n'existe pas.
N'exitera jamais !
Ce n'est qu'un tragique malentendu. Une lâcheté. Un désir d'éternité.
Et pourtant ...
Pourtant !
Quelque chose lui manque ... Quelque chose d'essentiel ... Les premières lettres de cet alphabet magique ...

 

Et s'il s'était simplement fourvoyé ?
S'il n'avait jamais connu ce qu'est l'amour ?
Un sans calcul.
Un sans pourquoi.

 

Isha ?
Oui ! ISHA !
Elle seule lui a tendu la main
Sans attendre quoi que ce soit.

 

 

 

2 NOVEMBRE

 

 

Un mot. Deux mots. Trois mots.
Assis sur le banc – son banc
Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche
Olivier s'arrête, rature, puis recommence toute la phrase.
Un mot. Deux mots. Trois mots.
Olivier corrige, surcharge, puis raye tout le paragraphe.
Un mot. Deux mots. Trois mots. Olivier voudrait figer le temps. Retenir le passé, - quinze ans plus tôt. Mais les mots, comme un tourbillon, le bousculent et l'emportent. Il les voit, âmes blessées. Il les voit, secrètes fêlures. Il les voit se mettre à danser et tourbillonner ... Avec Aimée ... Son Aimée ... Qui joue avec les tirets ... S'en va entre les guillemets ... Revient sur les pointillés ... Puis disparaît à jamais.

Et il voit les mots sur son cahier à spirales, sur son cahier d'écolier, il voit les mots qui se mettent à pleurer.

 



 

 



3 NOVEMBRE


 

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des tambours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des huit jours.

 

Assis sur le banc – son banc
Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche

Olivier erre en lui-même et ne s'habite plus. Une lumière intense brille dans son crâne et le moindre effort lui fait chaud dans les veines. Il n'aurait pas dû boire, - à nouveau ! Et, pourtant, il a bu. Pour oublier. S'oublier. Pour ne plus penser aux huit jours. Ne plus entendre des voix grouillantes lui répéter : « Tu n'es rien ! PLUS RIEN ! », - tandis que des formes indécises vont et viennent, se pressent autour de lui.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Olivier veut se lever. Échapper aux tambours qui palpitent dans ses veines au rythme des alertes. Échapper aux rumeurs du banc et de la nuit. Échapper à ses folies. Mais le sol semble spongieux. Ses jambes sont trop incertaines. Il retombe sur le banc.
Son banc.
Et ferme les yeux.

Les présences sont toujours là.
Avec la mort qui veille.

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Il se souvient ... la première fois ... quand elle lui avait tendu la main et l'avait embrassé ... Isha ... sa belle Orientale ... Ironie désastreuse, ce soir-là, il aurait voulu durer auprès d'elle plus longtemps que les êtres, plus longtemps que les rêves.

 




4 NOVEMBRE

 

 

Les huit jours ! Maintenant !

 

Olivier est seul dans la pénombre. Il est seul dans boutique-le-cul. Il est seul et il somnole en attendant l'arrivée des premiers couples. Il est seul et pourtant, dans son sommeil chaotique, toujours à la limite du conscient, il entend des soupirs, il sent des mains qui le frôlent, la chaleur d'un bassin. Puis, l'instant d'après, il court sur la plage. Nu. Totalement nu. Il court vers cette fille qui l'a déshabillé. Il court à perdre haleine et plus il se rapproche de la belle inconnue, plus sa respiration devient saccadée, son regard voilé, son désir intense. Douloureux.

 

Il court, court au-devant de celle qui l'appelle, puis se perd en elle, et il gémit, et il crie, et il la désire encore, et il se retire, et il la renverse sur le sable, et il plonge en elle, loin, très loin, et alors, subitement, il aperçoit son visage qui se transforme. Se décompose. Tandis qu'un son lugubre – l'appel des agonisants ? - lui perce les tympans.

 

Saisi d'effroi, Olivier tente de se dégager, mais la « chose » s'accroche à lui, le fixant de ses yeux morts. Il veut hurler. Appeler à l'aide. Mais ses lèvres, crispées de dégoût, restent inertes. Une sueur glacée l'envahit et il se sent partir.
Partir.
Chute vertigineuse au creux de l'estomac

Chute vertigineuse qui le réveille en sursaut
Le cerveau brusquement vide
Une sourde angoisse au fond du coeur.

 

...

 

La nuit, durant tout son service dans boutique-le-cul, un bras décharné, cadavérique, surgit de la pénombre, à intervalles réguliers, et s'avance vers lui pour l'agripper. Et une bouche édentée, pestilentielle, immense, laisse échapper ce ricanement bestial : « La mort est ta fiancée ! »

 



 

5 NOVEMBRE




TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des tambours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur.
Celle des huit jours.
TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !
C'est une douleur qui l'envahit et s'enfuit. S'épanouit. Se replie. Et revient comme un cri : Olivier ! Tu es dans la mort ! La mort !
LA MORT !
Et il est temps, maintenant, il est temps de faire aniwawaoh !

 

 

TOU-TOUK ! TOUK ! TOU-TOUK !

 

Olivier ! Regarde ! Ils sont tous là ! Tes frères des îles ! Marie Pirogue ! Baba Coquille ! Les vieilles tantines ! Ils sont tous là ! Sur le banc ! Ton banc ! Ils sont tous là ! Dans ton coeur ! Dans ta tête ! Ils sont tous là ! Avec les tambours qui pulsent dans tes veines ! Avec les tambours qui t'appellent pour le dernier rituel !

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Cris. Lamentations. Soupirs.
Les femmes pleurent. Les hommes battent séga, sarabande effrénée, rythmée par les tambours de plus en plus nerveux ...

 

 

TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !

 

... tandis que le sorcier décapite, avec ses dents, un poulet vivant ...

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

... et que l'assistance se met à hurler : « Ki fer to alé ? Pourquoi es-tu partie ? »

 

 

TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !

 

 

Instant critique. Les tambours s'excitent. L'heure a sonné. Les îles basculent sur leurs reflets. C'est le moment de faire aniwawaoh ... Chasser le malheur, - la mofinn. Chasser le passé. Chasser les souvenirs. Chasser la femme qui t'a fait souffrir. La Dame Blanche de Salomon. Sinon son âme – so name – continuera à chevaucher les corps. A fatiguer les têtes. A tracasser les coeurs.

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !
TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !
TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Les tambours ordonnent :
Vite ! Vite ! Vite !

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !
TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !
TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Plus vite ! Encore plus vite !

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !
TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !
TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Déchire tout ! Olivier ! Déchire ton cahier à spirales ! Déchire ton cahier d'écolier ! Déchire tout ! Olivier ! Déchire les mots ! Déchire le passé ! Et pars. Pars ! PARS ! Pars sans te retourner ! Oublie tes souffrances ! Car à présent tu as Isha. Elle est LA VIE. Elle est TA VIE.

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !
TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !
TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Olivier se lève et quitte le banc. Son banc. Face au large. Non loin d'une chapelle et d'un petit port de pêche. Olivier se lève et s'en va dans l'aube naissante. Ombre parmi les ombres. Quand, brusquement, il sent une main qui touche la sienne, - c'est Isha qui lui murmure : « Je te suis ! »

 

 

TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !
TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK-TOUK-TOUK ! TOUK !
TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK ! TOU-OU-TOUK !

 

 

Les feuilles de son cahier déchiré virevoltent un instant dans la brise légère. Et sanglottent, - papillotes en larmes. Avant de s'évanouir dans le silence revenu. Le silence des tambours. Angoisse latente. Avant de s'évanouir de-ci de-là. Seules. Oubliées. Comme Aimée. A présent.

 

 





ÉPILOGUE


 

Et ils crient maintenant c'est fini !


 

Voilà ! Tout est fini ! Bel et bien fini ! Le train quitte la gare et Olivier a tout quitté. Le banc. Son banc. Boutique-le-cul. Aimée.

 

Des larmes passent sous ses paupières et, au bord de l'iris, font la farandole. Puis disparaissent.

 

Bercé par le broun-roun-roun des roues, il sourit à Isha, qui est juste là, tout contre lui, et il se demande si un jour il reverra celle qui l'a tant fait souffrir ... Et, soudain, il a la réponse. Il vient de l'entendre. OUI ! Il vient de l'entendre. Se mêlant aux broun-roun-roun des roues :

 


« Und sie riefen : jetzt ist's vorbei »
 

 

Il se met à bredouiller : « Isha ! L'entends-tu ? Entends-tu la mélopée du Voltigeur Hollandais ? Dis : l'entends-tu ? » - Mais il comprend, il sait, que lui-seul peut l'entendre :

 


« Et ils crient : maintenant c'est fini »
 

 

 





ANDÉOL

 



 

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