MODERNITÉ ? DES MODERNITÉS !
« Quel contraste ! quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l'ordre que l'autorité se charge d'assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu'aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l'autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens, et les autres antichrétiens ; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel ; les premiers vivent à l'aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu'égalité. [...] »
« La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d'un coup, les Français pensent comme Voltaire : c'est une révolution. »
Et plus loin, cette autre remarque essentielle : « A une civilisation fondée sur l'idée de devoir, les devoirs envers Dieu, les devoirs envers le prince, les nouveaux philosophes ont essayé de substituer une civilisation fondée sur l'idée de droit : les droits de la conscience individuelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l'homme et du citoyen. »
En fait, il n'y a pas une mais des modernités selon le point de vue que l'on prend, car il est impossible de tout saisir en même temps et, sur ce point comme sur tant d'autres, les pertinentes analyses du sociologue Edgar Morin concernant la complexité des phénomènes présentent d'indéniables qualités heuristiques. Les mots importent, en effet, et tous montrent leurs limites. Comprendre, saisir, définir, appréhender : il y a, dans ces verbes d'action, une tentative réductionniste dans la mesure où tout ce qui n'est pas dans la prise, l'appréhension, la définition, sort du champ de l'investigation ... et disparaît, par là même, de ce vaste champ de possibles qu'offre cette modernité en perpétuel devenir.
Faisant appel à l'herméneutique juive, celle de l'interprétation midrachique et kabbalistique, Marc-Alain Ouaknin ouvre d'intéressantes perspectives pour tenter d'expliquer - dans expliquer il y a la notion de déplier - les raisons d'être de ces inévitables et sempiternelles querelles concernant la définition de cette modernité insaisissable et toujours en marche. Dans la modernité, tout est flux. Et l'esprit humain a tendance à vouloir tout figer, tout arrêter, au moyen de concepts et de définitions notamment.
DOSSIER SCIENCES HUMAINES
Sommes-nous entrés dans une nouvelle modernité ?
Par XAVIER MOLÉNAT
Nombreuses ont été les tentatives de cerner la spécificité des sociétés occidentales avancées. La théorie de la seconde modernité, qui analyse ces dernières au prisme du « risque » et de la « réflexivité », est parmi celle qui a connu le plus grand succès.
« Postmodernité », « surmodernité », « hypermodernité », « seconde modernité », modernité « avancée », « réflexive », « tardive »... Tous ces termes, qui dessinent un espace de débats autour de la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons et des individus qui la composent, rebutent souvent le profane. Ils évoquent généralement à ses oreilles des travaux très abstraits, des « élucubrations » difficiles d'accès et dont il peine à percevoir l'intérêt, n'ayant pas senti, dans sa vie quotidienne, souffler le vent d'une quelconque « mutation sociétale ». Et puis, après tout, modernité, postmodernité ou modernité tardive, qu'est-ce que cela change ? Tout cela ne se résume-t-il pas à une querelle sémantique quelque peu stérile ? Soyons sincères, le profane n'a pas entièrement tort : les débats entre les tenants de ces diverses théories se situent souvent à un très haut niveau de généralités, et certains auteurs tels qu'Anthony Giddens sont passés maîtres dans l'art de l'abstraction et développent un style conceptuel extrêmement ardu [1].
Mais au-delà de ces difficultés, le débat est loin d'être vain. L'ensemble de ces travaux prolonge en un sens la démarche des sociologues classiques qui, confrontés à l'avènement des sociétés modernes au XIXe siècle, avaient tenté d'en identifier la logique dominante. Ainsi, si l'on suit A. Giddens [2], Max Weber avait vu dans la bureaucratisation le phénomène constitutif de la modernité ; pour Karl Marx, c'était le capitalisme ; et pour Emile Durkheim, l'industrialisme. De même, ici, il s'agit de rendre compte des bouleversements qu'ont connus nos sociétés au cours des trente ou quarante dernières années (puisque c'est généralement à cette échelle que se situent ces analyses), d'en donner les grandes caractéristiques, mais aussi de dessiner les conséquences de ces changements sur l'individu, ses manières d'agir, de penser, ses croyances...
Une société du risque ?
On le voit, la tentative est ambitieuse, risquée, mais elle est aussi nécessaire. Car derrière la question de savoir dans quelle société nous vivons, se pose aussi la question de notre capacité à la connaître : disposons-nous des bons « outils » intellectuels pour comprendre le monde qui nous entoure ? Ne faut-il pas renouveler le langage philosophique ou sociologique que nous utilisons pour l'analyser ? C'est en tout cas ce que semblent suggérer les recherches rassemblées sous le paradigme de « l'individu hypermoderne » (lire l'article de Nicole Aubert) mais également, par d'autres voies, les travaux de Jean-Claude Kaufmann autour de « l'invention de soi ». Depuis une quinzaine d'années, plusieurs auteurs ont tenté de théoriser les spécificités de nos sociétés contemporaines.
Parmi toutes ces tentatives, celles d'Ulrich Beck et d'A. Giddens sont sans doute celles qui ont connu le plus grand succès. Même si leurs travaux se sont développés séparément, les deux sociologues, l'un allemand, l'autre anglais, ont développé des analyses très semblables, l'un reprenant les thèses de l'autre, sur ce qu'il est convenu d'appeler la modernité réflexive ou seconde modernité. Se démarquant du courant postmoderne, qui postulait une rupture contemporaine avec les idéaux de la modernité, U. Beck et A. Giddens insistent au contraire sur une continuité. En fait, selon eux, seule la seconde modernité dans laquelle nous serions en train de vivre serait pleinement moderne, la société industrielle n'ayant été, en fait, que semi-moderne. Comment en arrive-t-on à ce constat surprenant ?
U. Beck a été le premier des deux sociologues à développer une analyse originale de la société contemporaine. En 1986, il publie son livre majeur, La Société du risque, qui ne sera traduit en France que quinze ans plus tard [3]. Paru juste après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, ce livre va connaître un grand retentissement. Pour l'auteur, en effet, un changement majeur s'est produit au sein des sociétés modernes : alors qu'auparavant le risque provenait essentiellement de la nature (catastrophes naturelles, épidémies...), et faisait donc peser de l'extérieur une menace sur la société, aujourd'hui c'est la société elle-même qui crée du risque. Maladie de la vache folle, plantes transgéniques, manipulation du vivant : tous ces « risques » sont produits par l'activité humaine, et il ne s'agit plus tant de les écarter que de les gérer, en sachant que l'on ne pourra en maîtriser tous les aspects, dans un contexte où les avancées de la science accroissent notre incertitude. Sur tous les sujets en effet, on assiste à des batailles d'experts qui se contredisent, sans compter que le citoyen trouve de plus en plus souvent son mot à dire, comme le montre la mise en place de plus en plus fréquente de « débats citoyens » [4].
U. Beck tire de ces observations une conclusion lapidaire : d'une société fondée sur la répartition des richesses, nous serions passés à une société fondée sur la répartition des risques. Mais cette analyse dépasse largement les seuls risques industriels. En fait, selon lui, ce sont tous les compartiments de la vie qui sont désormais gérés selon le paradigme du risque. S'appuyant notamment sur des analyses de la structure sociale et des statistiques montrant la généralisation du chômage, la baisse des taux de mariages et l'augmentation des divorces, il tire le constat d'une individualisation de la vie. Le sociologue insiste fortement sur le fait qu'il ne parle pas, bien au contraire, d'une montée de l'individualisme. Pour lui, « l'individualisation signifie en premier lieu la décomposition, en second lieu l'abandon des modes de vie de la société industrielle (classe, strate, rôle sexué, famille) pour ceux sur la base desquels les individus construisent, articulent et mettent en scène leur propre trajectoire personnelle [5] ».
Détraditionnalisation et réflexivité
Autrement dit, les formes traditionnelles d'appartenance, qui enserraient l'individu, déclinent, ce qui ouvre grand le champ de la décision. Tout, désormais, est soumis au choix et à la décision de l'individu, dans un contexte où il est de plus en plus en difficile de prévoir son avenir : les carrières professionnelles ne sont plus linéaires, les couples ne sont plus éternels, et même le partage des tâches ne va plus de soi. L'individualisation est « une contrainte, il est vrai paradoxale, à la réalisation de soi » : « Les chances, les dangers et les ambivalences biographiques, qui auparavant étaient pris en charge par un regroupement familial, dans la communauté locale, en référence à des règles corporatives ou à des classes sociales, doivent désormais être pris en compte, interprétés et élaborés par l'individu seul. Les opportunités et le poids de la définition et de la prise en charge des situations sont transférés à l'individu sans que celui-ci, du fait de la grande complexité des interactions sociales fondant les décisions qu'il a à prendre, ne soit en mesure d'être responsable de l'évaluation des intérêts, de la moralité et des conséquences de ses actes [6]. »
Quand U. Beck mais aussi A. Giddens parlent de la seconde modernité comme de la véritable modernité, c'est donc au sens où celle-ci serait la première forme de société fondamentalement « détraditionnalisée ». En effet, la modernité, qui avait été initialement conçue contre la tradition (par la valorisation de la raison, de l'individu...), avait elle-même repris ou créé des éléments de traditions. Par exemple, la croyance, typiquement moderne, dans le progrès ou en la science, revêtait une dimension religieuse, donc traditionnelle. U. Beck va plus loin, en traitant comme tradition la structure sociale dominante de la modernité : les classes sociales, la famille comme élément de base de la société, la répartition des rôles sexuels... Aujourd'hui, ces éléments déclinent, notamment sous l'influence des mouvements féministes et de l'entrée des femmes sur le marché du travail, mais sans être remplacés par de nouveaux modèles. Nous sommes donc dans une société posttraditionnelle non pas au sens où il n'y aurait plus de transmission intergénérationnelle de modèles normatifs, mais au sens où ces éléments ont perdu leur force d'évidence, d'allant-de-soi. « Dans un contexte de cosmopolitisme global, les traditions sont aujourd'hui appelées à se défendre elles-mêmes : elles sont soumises à interrogation de façon routinière [7]. »
Au-delà de la tradition, la contrainte à laquelle est soumise l'individu (qui, en un sens, est aussi une liberté) de devoir « calculer » son action, faire des choix et prendre des décisions (l'orientation scolaire, le moment d'avoir des enfants, un changement d'orientation professionnelle...) est une des caractéristiques fondamentales de la seconde modernité. C'est sans doute A. Giddens qui a le plus insisté sur la « réflexivité » de la société et de l'individu contemporains, qu'il définit comme « l'examen et la révision constants des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère [8] ». Le sociologue insiste en effet sur le fait que les sociétés occidentales se connaissent de mieux en mieux : les systèmes d'information y sont très développés, et la connaissance scientifique de la société, notamment via la sociologie, se diffuse désormais largement, formant une sorte de « conscience de soi » de la modernité. Cela a pour conséquence que l'information sur telle ou telle pratique contribue à modifier cette pratique. Ainsi, les acteurs des marchés boursiers guident leur action par la connaissance des tendances de ce même marché, de même que les sondages préélectoraux peuvent influencer le choix des électeurs. Plus généralement, à l'échelle individuelle, c'est l'ensemble des pratiques, du choix de vêtements aux pratiques sexuelles [9], qui sont, selon A. Giddens, ainsi « réfléchies ». Cela ne transforme pas pour autant l'individu en acteur totalement rationnel : il y a beaucoup trop d'information en circulation pour être traitée par une seule personne, surtout depuis que la vie quotidienne est affectée par la globalisation, que A. Giddens voit comme un phénomène touchant, au-delà de l'économie, la dimension intime et personnelle de nos vies [10].
Les limites de l'analyse
Plusieurs raisons peuvent expliquer le succès des travaux sur la seconde modernité, la première étant qu'elle donne un cadre théorique cohérent pour rendre compte des incertitudes, que chacun pressent, de l'époque contemporaine. Ils soulignent également les limites des outils conceptuels de la sociologie classique, qui empêchent de penser la nouveauté des situations - U. Beck se montrant particulièrement sévère à l'égard de la sociologie de la famille. De plus, elles font tenir ensemble, dans l'analyse, des dimensions « macro » (le bouleversement des structures sociales, la globalisation) et « micro » (les choix individuels, les représentations subjectives, la vie quotidienne) de la société, qui sont expliquées par le même petit jeu de concepts tels que « risque » ou « réflexivité », qui deviennent en quelque sorte les « clés » de la compréhension du monde d'aujourd'hui. Il faut d'ailleurs souligner, sur un autre plan, le succès politique de ces travaux, qui tendent à devenir, sous une forme dégradée, des grilles de lecture du monde très en vogue parmi les décideurs, qui font parfois de la prise de risque « un principe de reconnaissance de la valeur de l'individu [11] ». Sans oublier que, de son côté, A. Giddens est l'un des théoriciens de la « troisième voie » promue par le Premier ministre anglais Tony Blair [12], dont il est proche conseiller...
Il reste que l'argument de la seconde modernité, s'il est indubitablement séduisant, n'est pas entièrement convaincant. En premier lieu, ces travaux restent assez largement théoriques, se souciant relativement peu de validation empirique. Certes, U. Beck s'appuie sur des statistiques sur le marché du travail ou la famille, mais ces données, plutôt classiques, sur l'individualisation des pratiques ne justifient pas en elles-mêmes que l'on parle de seconde modernité [13].
On peut également s'interroger sur le fait d'amalgamer sous le concept de « risque » des phénomènes placés sur des plans très différents : risques environnementaux, risques professionnels, risques personnels... Selon Yves Bonny, le concept de « risque » finit par « perdre toute portée interprétative crédible, de même que le modèle explicatif sous-jacent (...). L'absence de distinction théorique et conceptuelle entre ces différentes sources d'incertitudes ou de menaces, et l'emploi de la même notion pour décrire des phénomènes et des réalités forts différents, fragilisent considérablement l'analyse proposée [14] ». Le même manque de précision a pu être adressé au concept de « réflexivité », dont on ne saisit pas complètement la nature (comment est-elle mise en oeuvre ? Quand ? Par qui ?), et qui reste, sous la plume d'A. Giddens, largement ambigu [15]. Plus largement, on peut rester sceptique devant le caractère manichéen de la distinction modernité/ seconde modernité établie par ces auteurs.
Etions-nous, avant l'avènement de cette seconde modernité, aussi engoncés dans nos traditions, que nous les perpétuions sans les interroger ? Étions-nous vraiment aussi peu réflexifs, ne manifestant aucune distance par rapport aux institutions et aux divers rôles que nous tenions ?
Ces apories des théories de la seconde modernité ne leur sont pas spécifiques : elles montrent les difficultés que l'on croise lorsqu'on essaie de dégager la logique d'un monde présent de plus en plus insaisissable. A tel point qu'en conclusion de sa récente et très éclairante Sociologie du temps présent [16], le sociologue Y. Bonny constate qu'« il n'est pas certain qu'il soit encore possible ou souhaitable d'élaborer aujourd'hui une théorie générale cohérente de la société, si l'on entend par là le déploiement d'une logique explicative unique de l'ensemble des phénomènes sociaux », car « la complexité des rapports sociaux contemporains nous semble avoir fait définitivement justice de type d'orientation ». Loin de prétendre trancher cette épineuse question, les articles qui suivent tentent de cerner comment l'individu se débrouille pour se frayer un chemin à travers ces sociétés incertaines...
Xavier Molénat
NOTES
1 - Le sociologue Loïc Wacquant va jusqu'à affirmer qu'« on pourrait appliquer à A. Giddens la critique qu'il adresse ailleurs à l'école structuraliste française, à savoir que "ses aperçus sont obscurcis par un appareil conceptuel qui en impose par son impénétrabilité" et dont on peine à distinguer de quelle utilité il peut être pour l'analyse historique tant il paraît déconnecté non seulement du réel mais surtout de la pratique de la recherche »
« Au chevet de la modernité : le diagnostic du docteur Giddens », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCIII, décembre 1993, http://homme-moderne.org/societe/socio/wacquant/giddens.html.
2 - A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, L'Harmattan, 1994.
3 - U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Aubier, 2001.
4 - Voir M. Callon, Y. Barthe et P. Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001 ; « Qu'en pensent les citoyens ? », Sciences Humaines, n° 124, février 2002.
5 - U. Beck, « Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités », Lien social et politique, n°39, 1998 (www.erudit.org/revue/ lsp/1998/v/n39/005056ar.pdf).
6 - Ibid.
7 - U. Beck, A. Giddens et S. Lash, « Preface » in U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive Modernization: Politics, tradition and aesthetics in the modern social order, Stanford Universiy Press, 1994, traduit par Y. Bonny in Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité ?, Armand Colin, 2004.
8 - A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, op. cit.
9 - A. Giddens, The Transformation of Intimacy: Sexuality, love, and eroticism in modern societies, Polity Press, 1992.
10 - A. Giddens, « Globalisation », BBC/Reith Lectures 1999, disponible sur Internet :
www.lse.ac.uk/Giddens/reith_99/week1/week1.htm
11 - F. Ewald et D. Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, mars-avril 2000, cités dans R. Castel, « Risquophiles, risquophobes : l'individu selon le Medef », Le Monde, 6 juin 2001. Pour une critique de ce paradigme du risque, voir M. Kokoreff et J. Rodriguez, La France en mutations. Quand l'incertitude fait société, Payot, 2004.
12 - T. Blair et A. Giddens, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002.
13 - P.-P. Zalio, « Ulrich Beck fait-il courir des risques à la sociologie ? »,
www.melissa.ens-cachan.fr/article.php 3?id_article=61
14 - Yves Bonny, op. cit.
15 - L.B. Kaspersen, Anthony Giddens : an Introduction to a Social Theorist, Blackwell Publishers, 2000.
16 - Yves Bonny, op. cit.
Le courant postmoderne
Un courant de pensée avait déjà tenté, avant qu'Ulrich Beck et Anthony Giddens ne développent leur théorie de la seconde modernité, de décrire la spécificité des temps présents : la postmodernité. « Courant », car l'étiquette « postmoderne » rassemble sous son nom un ensemble très vaste et très hétéroclite d'approches et de travaux, n'ayant parfois que très peu à voir les uns avec les autres. Mais on peut dire qu'ils se rejoignent dans l'affirmation d'une rupture avec les idéaux de la modernité.
Mouvement critique, se déclinant notamment aux plans esthétique et philosophique, le courant postmoderne postule, du point de vue analytique, un déclin des grands principes qui ont guidé la période moderne : la raison, l'individu, le progrès... Dans La Condition postmoderne (1979), livre phare de la postmodernité, le philosophe Jean-François Lyotard mettait en évidence, dans ce qui n'était au départ qu'un « rapport sur le savoir », le déclin des « grands récits » qui fondaient l'idéologie progressiste : le rationalisme, la vérité, l'histoire comme parcours progressif vers la modernité. De même, « les anciens pôles d'attraction formés par les Etats-nations, les partis, les professions, les institutions et les traditions historiques perdent de leur attrait ». J.-F. Lyotard insiste alors, en s'appuyant notamment sur la cybernétique, sur l'accroissement de la « composante communicationnelle » dans les rapports sociaux, où l'individu « est toujours, jeune ou vieux, homme ou femme, riche ou pauvre, placé sur des "noeuds" de circuits de communication».
Le courant postmoderne a porté son regard essentiellement sur la dimension symbolique de la société : le savoir, la science, la culture, l'art... Très en vogue aux Etats-Unis, il a notamment envahi le courant des cultural studies, qui a analysé la culture du point de vue des groupes dominés, nourrissant ainsi les thèses multiculturalistes ou « communautaristes ». En France, son écho a été moindre. Parmi les auteurs classés « postmodernes », on trouve le sociologue Jean Baudrillard, qui développe une analyse critique du règne contemporain de l'image et des apparences, ou encore le sociologue Michel Maffesoli qui, selon Yves Bonny, « prône une forme de sociologie compréhensive centrée sur le quotidien, la connaissance ordinaire et la "raison sensible" ».
Xavier Molénat
Autour de la seconde modernité
Tenter d'analyser les mutations des sociétés contemporaines, d'en saisir la spécificité, n'a évidemment pas été tenté uniquement par les tenants de la seconde modernité. En fait, c'est depuis la fin des années 70 que se sont multipliés des travaux de ce type. L'un des premiers ouvrages jalons est sans doute « Les Contradictions culturelles du capitalisme », du sociologue américain Daniel Bell, qui diagnostiquait en 1976 le passage à une société « postindustrielle » faisant jouer un rôle central à la connaissance, et connaissant un conflit de valeurs entre sa sphère productive, « centrée sur l'efficacité et régie par la rationalité fonctionnelle », et la sphère culturelle où règne « l'expression du moi et l'épanouissement personnel » (Yves Bonny). Ce type de pensée est incarné en France par Alain Touraine (La Société postindustrielle, 1969).
Une autre lignée de travaux proche des thématiques de la seconde modernité s'intéresse à l'individu contemporain. Outre l'étude pionnière (et critique) du philosophe et historien américain Christopher Lasch, La Culture du narcissisme (1979) et celle de Richard Sennett sur Les Tyrannies de l'intimité (1979), plusieurs auteurs ont, dans les années 90, souligné l'apparition d'un nouvel individu, en lien avec les profonds changements de société. A travers différents livres, Alain Ehrenberg a ainsi dessiné la figure d'un individu fragile et sommé d'être performant, dans une société qui laisse à chacun le soin de définir sa vie. Le philosophe Marcel Gauchet, lui, a produit un « Essai de psychologie contemporaine (1) », tentant de décrire un « Nouvel âge de la personnalité » lié notamment à la désinstitutionnalisation de la famille.
Enfin, un certain nombre d'auteurs ont développé leur propre théorie de « l'après-modernité ». Les anthropologues Georges Balandier et Marc Augé parlent ainsi de « surmodernité » pour désigner un monde dominé par l'excès et la désymbolisation. Mais on pourrait également évoquer les travaux du sociologue Zigmunt Bauman sur la « modernité liquide » (Liquid Modernity, 2000), l'approche « systémique » de Nikhlas Luhmann (Theories of Distinction, 2002) ou encore l'analyse originale de la postmodernité proposée par le sociologue canadien Michel Freitag (L'Oubli de la société, 2002).
Tous ces travaux, et d'autres encore, se rejoignent sans se recouper et forment, sans partager les mêmes postulats de départ ni les mêmes angles d'analyse, un continuum d'interrogations sur les sociétés contemporaines et le type d'individus qu'elles produisent.
Xavier De La Vega
NOTES
1 - M. Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine », 1e partie, « Un nouvel âge de la modernité », Le Débat, n° 99, mars-avril 1998, 2e partie, « L'inconscient en redéfinition », Le Débat, n° 100, mai-août 1998.
Qu'est-ce que l'hypermodernité ?
Par NICOLE AUBERT
La première formulation du concept d'hypermodernité a été formulée il y a une vingtaine d'années par un groupe de chercheurs dirigés par Max Pagès, lors de l'étude [1] qu'ils avaient consacrée à une célèbre multinationale d'origine américaine, à la pointe de la modernité en termes de techniques managériales, et qui développait une emprise psychologique profonde sur ses employés. Il s'agissait alors d'étudier les correspondances entre des transformations techno-économiques, les structures politiques du pouvoir qui s'établissaient sur le fond de ces transformations et les changements qu'elles induisaient dans la psychologie inconsciente collective.
Quelle différence avec la notion de postmodernité ? Cette dernière était apparue pour exprimer le constat d'une rupture avec ce qui sous-tendait la modernité, notamment le progressisme occidental selon lequel les découvertes scientifiques et, plus globalement, la rationalisation du monde représenteraient une émancipation pour l'humanité. Cette idée de rupture a correspondu au moment historique au cours duquel les structures institutionnelles d'encadrement social et spirituel de l'individu s'effritaient, voire disparaissaient (abandon des grandes idéologies comportant une dimension explicative du monde, affaiblissement des repères et des structures d'encadrement et de sociabilité traditionnelles - famille, partis, Eglise, école), tandis qu'émergeait, sous l'influence notamment de la consommation de masse, un individu libéré de toute entrave et soucieux avant tout de sa jouissance et de son épanouissement personnels.
Mais le concept de postmodernité s'est peu à peu délité et ne paraît plus à même de rendre compte des bouleversements les plus récents de la société contemporaine. La notion d'hypermodernité, mettant l'accent sur la radicalisation et l'exacerbation de la modernité, semble mieux adaptée pour le faire. « Hyper » est un élément qui désigne le trop, l'excès, l'au-delà d'une norme ou d'un cadre, qui implique une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite. L'accent est donc mis non pas sur la rupture avec les fondements de la modernité mais sur l'exacerbation et la radicalisation de celle-ci. C'est d'ailleurs cette idée que souligne Marc Augé [2] lorsque, utilisant un concept voisin, la surmodernité, il insiste sur la notion d'excès et de surabondance événementielle du monde contemporain, et précise que la surmodernité constitue « le côté face d'une pièce dont la postmodernité ne nous présenterait que le revers : le positif d'un négatif ».
NOTES
1 - M. Pagès, V. de Gaulejac, M. Bonetti et D. Descendre, L'Emprise de l'organisation, 1979, rééd. Desclée de Brouwer, 1998.
2 - M. Augé, Les Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992
Les espaces de la surmodernité.
Entretien avec Georges Balandier
Si la postmodernité se caractérise par l'éclectisme des valeurs et de la culture, la surmodernité selon Georges Balandier est surtout l'expression de l'inquiétude humaine devant les nouveaux "nouveaux mondes" produits par les découvertes de la technoscience.
Sciences Humaines : Depuis Le Désordre et Le Dédale, vous poursuivez une réflexion globale sur les transformations sociales et culturelles rapides qui affectent les sociétés développées. Vous avez soutenu un point de vue sur le monde actuel en le qualifiant maintenant de « surmoderne ». Qu’entendez-vous par là ?
Georges Balandier : Notre condition actuelle prolonge une histoire déjà ancienne, celle des modernités accomplies dans le passé, mais elle trouve son origine proche dans l’immédiat après-guerre et la période de la reconstruction. Les protestations étudiantes, les révoltes des jeunes au cours des années 60, les contestations anti-science et l’émergence de mouvements sociaux différents ont été ses premiers révélateurs. Elle s’est poursuivie, amplifiée, laissant peu de choses en l’état. Elle se distingue des périodes précédentes par la mise en mouvement général qu’elle réalise, et par son caractère mondial. Elle semble aussi avoir acquis une ampleur et une autonomie qui découragent les tentatives de la nommer. Les mots s’usent vite à essayer de la définir. Des modes successives sont apparues. D’abord, on a parlé de ce qui disparaissait : la « fin du politique », la « fin des paysans », la « fin de l’école », etc. Puis il y eut le temps des « dissolutions » : celle du lien social, celle de la famille. Puis est venue la série des « post » : société postindustrielle, soulignant la mutation des techniques et du travail, ou société postmoderne, signalant la mutation de la culture et des modes de vie. C’est enfin la métaphore du « chantier » qui évoque les déconstructions et les reconstructions. Parfois, le vocabulaire s’attache à désigner un aspect particulier de la modernité actuelle : on parle de société de communication, de « réseaux », ou encore de la culture de l’éphémère ou de la simulation. Ces formulations ne sont vraies qu’en privilégiant une vue partielle du monde. J’ai préféré parler de surmodernité, pour souligner l’intensité du mouvement qui portait cette transformation. La surmodernité, c’est « le mouvement transformateur plus l’incertitude », car toujours se pose la question du sens et des orientations de ce qui s’accomplit. Une figure, celle du labyrinthe, permet de signaler l’urgence où nous nous trouvons d’explorer ce monde de la surmodernité, dont nous ignorons les issues.
SH : Labyrinthe, dédale… Ce sont là des métaphores. Mais quels sont les objets concrets auxquels s’appliquent ces images ?
G.B. : De la surmodernité, je retiendrai deux aspects liés : les « nouveaux mondes » dont nous sommes les créateurs et les usagers, et les paradoxes qui naissent de leur développement. Qu’est-ce qu’un nouveau monde ? En économie, c’est par exemple celui des espaces structurés pour les nouveaux centres de puissance, les capitaux mobiles, les firmes mondiales ou organisées en réseaux. La délocalisation des activités et les automates y ont changé la nature du travail et ont provoqué la dramatique raréfaction de l’emploi dans les pays développés. Plus révélateur encore de la condition surmoderne : le monde résultant de la technoscience, dont la progression crée des « territoires » jusqu’alors réellement méconnus.
Que trouve-t-on dans ce nouveau monde? Tout d’abord, les technologies de l’intelligence et de l’information. L’ordinateur et les réseaux rendent possible le travail à distance ; ils interviennent dans la création de nouveaux produits, ils permettent toute sorte de simulations. Ils assistent la transmission du savoir et de la culture, ils donnent leurs supports à l’œuvre des créateurs. Ces aspects-là sont bien connus. Il existe une partie plus cachée de ce nouveau monde technologique : c’est la recherche en intelligence artificielle, la recherche sur les sources de la pensée. Il se forme là un savoir dont le futur pouvoir sur les esprits reste impossible à évaluer.
Le deuxième nouveau territoire est celui des sciences et des technologies du vivant. L’exploration du domaine du vivant, dont les cheminements échappent à la compréhension du sens commun, fascine et inquiète à la fois. On est impressionné par ce qui va dans le sens de la prévention et de la création de remèdes s’attaquant à la source même des maladies humaines, et non plus à leurs symptômes. Ce qui inquiète, ce sont les transformations d’êtres vivants par les recombinaisons génétiques et les procédures qui touchent à la reproduction de la vie. L’univers du vivant devient alors un univers de conquêtes et d’artifices paraissant mystérieux ou mal contrôlables.
Le troisième de ces nouveaux espaces est celui des technologies de l’image. Nous vivons toujours davantage sous l’influence des images, elles interviennent de façon croissante dans nos relations aux gens, aux choses, au savoir, à l’imaginaire, à l’événement, à l’information politique et sociale. Les images rendent plus incertain et vulnérable l’exercice de la démocratie, par le primat du spectaculaire. Mais le véritable inconnu auquel les images nous livrent est celui des techniques de synthèse et des mondes virtuels. Elles créent des univers dont les effets cinématographiques, les montages publicitaires et les simulations ludiques ne sont que de simples aperçus. La virtualisation a déjà des emplois : elle permet de visiter ce que le temps a ravagé, comme l’abbaye de Cluny. Mais, nous sommes aussi invités à entrer dans le virtuel pour nous livrer à des expériences de connaissance, d’expression, voire de sensualité. Le multimédia nous promet de nous faire vivre une autre vie en parallèle.
Les enthousiastes y voient l’annonce de progrès restés jusqu’alors inconcevables, et dans ses usagers, des pionniers. L’image du pionnier est significative : elle fait voir ce qui s’accomplit comme une conquête, une occupation de nouveaux espaces sociaux et culturels, et une possible constitution d’avantages économiques et de pouvoir.
Jamais, donc, au cours de l’histoire humaine, autant de moyens intellectuels et instrumentaux n’ont été mis à la disposition d’une génération d’hommes. Pourtant, la difficulté d’agir sur un monde instable et mal connu dans ce qu’il a d’entièrement nouveau, et la faiblesse des pouvoirs apparents face aux nouveaux pouvoirs à l’action plus secrète n’ont jamais été aussi manifestes.
Jamais l’univers de l’image n’a été plus développé et pourtant cette expansion de la transparence reste trompeuse. Derrière la plus grande visibilité se cache le pouvoir pris sur la construction sociale et culturelle de la réalité. Jamais les moyens de connaissance, les accès directs aux distributeurs du savoir n’ont été aussi diversifiés et aussi perfectionnés. Et pourtant, l’incertitude, la recherche de repères, l’inquiétude entretenue par les défaillances du sens, affectent intensément l’expérience de nos contemporains.
Georges Balandier
Propos recueillis par Nicolas Journet
C'est dans l'Épitre aux Colossiens (3, 9-10) que Paul déclare: « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l'homme nouveau [...] ; là, il n'y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre. »
Et c'est Rousseau qui inspire plus directement le concept révolutionnaire de « régénération », en particulier dans le passage du Contrat social dans lequel il s'interroge sur la façon dont la société civile pourrait transformer la nature humaine : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ».
Nouvelle innocence et nouvel Adam
Dans l'avant-propos à son ouvrage sur L'homme régénéré – Essais sur la Révolution française, et qui réunit un certain nombre d'études réalisées par ses soins, Mona Ozouf écrit : « Un fil un peu lâche, mais visible, court à travers tous ces textes et finit par les rattacher les uns aux autres, pour habiller un thème central : le projet (fou, magnifique, ou les deux à la fois) conçu par la Révolution pour produire et maîtriser de bout en bout le social. Cette ambition est l'objet du texte qui, au centre de ce livre, figure le centre de l'entreprise révolutionnaire : la création d'un homme nouveau. »
« Avec l'idée d'homme nouveau, on touche - écrit-elle - à un rêve central de la Révolution française, illustré par une foule de textes d'allure utopique, qui décrivent le territoire français comme désormais couverts de marins intrépides, d'artisans ingénieux, de cultivateurs physiciens, de laboureurs qui sauront consulter la nature et entendre ses réponses [...]. Un rêve mais pas seulement un rêve. Vers lui ont convergé mille institutions et créations : écoles nouvelles, fêtes, espace nouveau des départements, temps nouveau du calendrier, lieux rebaptisés. » (pages 118-117).
Transfert de sacralité
Non seulement Mona Ozouf met à jour, dans les textes révolutionnaires à l'« allure utopique », la rhétorique du Nouveau Testament et découvre la puissance transformatrice de l'expérience révolutionnaire, mais elle révèle aussi le « transfert de sacralité » du domaine des valeurs surnaturelles à celui des valeurs politiques et sociales (in La fête révolutionnaire).
DOSSIER SCIENCES HUMAINES
La modernité, fille de la théologie ?
Par CATHERINE HALPERN
Y a-t-il une imposture de la modernité ? Sommes-nous vraiment modernes ? C'est ce qu'examinait notamment le passionnant et savant colloque « Modernité et sécularisation » qui s'est tenu à l'université Paris-I-Sorbonne les 8 et 9 octobre 2004. Max Weber caractérisait la modernité par un « désenchantement du monde », par quoi il entendait un recul de la religion dans son rôle social, réduite désormais à la sphère privée. Ce recul serait directement lié à une extension de la rationalité instrumentale dans nos sociétés. Dans son intervention, Jean-Paul Willaime, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE), refuse l'idée que la sociologie des religions se réduirait à cette question de la sécularisation. Les indicateurs du reste ne mettent pas tant en évidence un recul du religieux que la montée de nouvelles formes du croire aujourd'hui... Bref, la question sociologique de la sécularisation n'est déjà pas elle-même aussi simple qu'elle n'y paraît.
La place sociale de la religion
D'autre part, la sécularisation ne pose pas uniquement le problème de la place sociale de la religion. Plus fondamentalement, elle renvoie à la question de savoir si nous nous sommes vraiment émancipés d'une vision judéo-chrétienne du monde. La philosophie politique s'est beaucoup interrogée sur ce point, notamment les quatre auteurs dont la réflexion a constitué l'épine dorsale de ce colloque : Carl Schmitt (1888-1985), Léo Strauss (1899-1973), Karl Löwith (1897-1973) et Hans Blumenberg (1920-1996), auxquels de nombreuses interventions se sont attachées à préciser la pensée. La question se pose en effet sur ce point de manière cruciale : les concepts politiques ne proviennent-ils pas directement de la théologie ? Par exemple, les droits de l'homme qui nous semblent si modernes ne sont-ils pas en fait d'une certaine manière la transposition du principe de l'égalité de tous devant Dieu ?
K. Löwith soutenait que la philosophie de l'histoire, qui naît au siècle des Lumières et développe l'idée d'un sens de l'histoire, repose en fait sur des présupposés théologiques implicites. Pour reprendre la formule d'un des intervenants, Michaël Foessel (ATER à l'université Bordeaux-III), « la philosophie de l'histoire serait la continuation de la théologie par d'autres moyens ». Voilà peut-être ce qui permet de comprendre du coup ce qui se joue dans l'abandon de l'idée d'un sens et d'une finalité de l'histoire. Comme le met en évidence Daniel Tanguay (professeur à l'université d'Ottawa) dans son intervention, le « présentisme » contemporain, en vidant le futur de tout sens, ne permet plus de nourrir d'espoir au présent et laisse en partage un certain désespoir.
La question de la sécularisation prise en un sens philosophique revêt, on le voit, un sens bien plus précis que le sens sociologique, puisqu'il désigne une fonction mettant en rapport deux termes (B est la sécularisation de A). H. Blumenberg, dans La Légitimité des temps modernes (1966), qui s'attache à élucider la signification faussement simple du terme « sécularisation », cite comme exemples les propositions suivantes : «L'éthique moderne du travail est la sécularisation de l'ascèse monacale», «La révolution mondiale est la sécularisation de l'attente eschatologique», «Le président de la République est la sécularisation du monarque».
Le théorème de la sécularisation
Cela dit, il y a plusieurs versions, plus ou moins fortes, de ce que l'on peut appeler le théorème de la sécularisation : comme le note Jean-François Kervégan (professeur de philosophie à l'université Paris-I), dire qu'il y a simplement influence de la vision judéo-chrétienne sur la théorie politique correspond à une version faible de ce théorème, très différente d'une version qu'on peut qualifier de « forte » qui verrait dans la pensée moderne du politique la reproduction pure et simple de la théologie chrétienne. Cette version a été notamment formulée en 1922 par Carl Schmitt dans La Théologie politique lorsqu'il note que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'Etat sontdes concepts théologiques sécularisés ».
Mais voir dans la modernité une fausse rupture avec son héritage religieux, c'est d'une certaine manière délégitimer les temps modernes. C'est ce que refusait avec force H. Blumenberg, qui caractérisait la modernité par la sécularité sans que celle-ci résulte d'une sécularisation, c'est-à-dire d'une simple dérivation d'une conception religieuse du monde. Comme l'explique Myriam Revault d'Allonnes (professeur des universités à l'EPHE), « ce n'est pas la même chose de dire que la modernité - sous ses différents aspects - ne se comprend pas, est impensable sans le christianisme et de dire qu'elle en est la dérivation. (...) C'est la revendication de la raison à se poser comme fondement qui (...) doit être tenue pour consistante ». Bref, la modernité a bel et bien sa spécificité et sa légitimité dans cette autoaffirmation de la raison.
Dans son intervention, Jean-Claude Monod, chargé de recherche au CNRS, distinguait pour sa part deux sécularisations : une sécularisation-transfert et une sécularisation-liquidation. La première désignerait le mouvement par lequel un secteur social va s'émanciper en transférant des prédicats ou des caractères théologiques. C'est ce qui a lieu peu ou prou lorsqu'on parle de culte de l'Etat ou du sacre de l'art. On peut alors presque parler de religions de substitution. L'art par exemple fut d'abord enchâssé dans la vie religieuse. C'est la Renaissance qui affirme son autonomisation. L'artiste, par translation, va se voir investi d'attributs théologiques : il devient un dieu créateur ou un prophète inspiré par un souffle divin. Ce mouvement d'autonomisation culmine au xixe siècle avec une véritable religion de l'art qu'on retrouve dans certaines avant-gardes puisque Wassily Kandinsky considérait l'artiste comme porteur de salut. La seconde va plus loin et correspond à une autre phase. Elle ne transpose plus des prédicats théologiques, elle les supprime. Pour reprendre l'exemple de l'art, elle pourrait alors correspondre à la perte de l'aura de l'oeuvre d'art telle que la décrit Walter Benjamin. L'art se désacralise, tout peut devenir objet d'art. On retrouve alors le thème postmoderne d'un art qui serait partout. Rien ne dit par contre que nous avons vraiment atteint le stade de la sécularisation-liquidation. Nous serions encore dans un processus de sécularisation-transfert. Comme le fait remarquer J.-C. Monod, ne peut-on pas considérer, d'une certaine manière, le Pacs comme la transposition du mariage religieux ?
Bref, il ne suffit pas de constater un repli du religieux dans la sphère privée pour penser son recul social. Il n'est pas simple pour nos sociétés de se dégager d'une conception chrétienne et eschatologique du monde. Mais faire cette constatation ne suffit peut-être pas pour autant à priver la modernité de tout contenu propre.
Catherine Halpern
RÉFÉRENCES
Colloque « Modernité et sécularisation. Schmitt, Strauss, Löwith, Blumenberg », organisé par NoSoPhi (Normes, Sociétés, Philosophies) de l'université Paris-I.
Vivre et croire dans un monde désenchanté
Rencontre avec Marcel Gauchet
Dans les sociétés modernes, affirme Marcel Gauchet, les hommes ne s'en remettent plus qu'à eux-mêmes. Pourtant, la question de la croyance en un au-delà demeure pleine et entière.
Le milieu des années 70 marque dans les sciences humaines un tournant majeur, marqué par l'effritement, voire l'effondrement des paradigmes structuralistes et marxistes, parallèlement au déploiement de la critique anti-totalitaire. Marcel Gauchet est, à bien des égards, emblématique de cette « génération-tournant », caractérisée à la fois par le renouveau de la pensée sur le politique et la démocratie, et par le « retour du sujet ».
Dans sa volonté précoce de rompre avec les grilles de lecture marxistes, la découverte de Claude Lefort (dont il sera l'élève) est un moment capital dans la formation du jeune Gauchet. C'est largement grâce à son influence qu'il va orienter son intérêt pour la philosophie sous son angle politique. Egalement dans la lignée du fondateur de la revue Socialisme ou Barbarie, il participe activement, dans les années 70, à l'analyse critique du totalitarisme à travers des publications comme Libre ou Textures.
Lorsque l'on jette un oeil sur sa bibliographie, on est d'abord frappé par l'apparent éparpillement des thèmes abordés : la religion et la modernité, l'institution asilaire, les droits de l'homme, l'inconscient cérébral, la Révolution française... Pourtant, un regard plus affiné permet de déceler l'unité de cette oeuvre déjà abondante : l'élucidation historique et philosophique des conditions d'émergence et d'affermissement d'un monde et d'un individu démocratique.
Son oeuvre majeure, Le Désenchantement du monde, illustre bien cette tentative de dépasser le cadre explicatif marxiste, et la volonté de réorienter l'analyse en termes politiques et symboliques. Dans cette ambitieuse relecture du monde moderne, M. Gauchet rompt avec une tradition philosophique matérialiste qui tendait à opposer religion et modernité. Tout en soulignant les liens conflictuels qui unissent ces deux catégories, il propose une nouvelle approche permettant de comprendre la contribution propre du christianisme à l'avènement de la modernité démocratique. Son analyse révèle une première phase : celle des sociétés prédémocratiques, le premier âge du christianisme. Le monde commun et la vie sociale sont régis et organisés par la religion, en conformité avec les commandements divins. Dieu donne les tables de la loi aux hommes. Tel est le monde de l'hétéronomie : celui-ci se définit comme tel, car la loi est reçue de l'extérieur du monde humain. Un monde de traditions et de répétitions immuables des mêmes comportements. Dans ce monde enchanté, l'action de l'individu est soumise à un ordre qui le dépasse et vient du ciel. En contact avec les forces qui organisent son univers, il n'a qu'à répéter rituellement les leçons sacrées.
Le deuxième moment historique est celui de l'avènement de l'autonomie : l'élaboration d'une loi purement humaine. Nous entrons là dans le second âge de la religion, celui au cours duquel elle renonce à l'organisation politique du monde humain. Peu à peu, au cours du Moyen Age se mettent en place les structures de l'Etat moderne; l'autonomisation du politique ouvre la voie à l'âge démocratique. La vie des sociétés n'est plus l'éternelle répétition du passé. L'individu n'a plus les yeux rivés vers le ciel, mais bien orientés en direction de l'ici-bas. Les être humains ne s'en remettent plus qu'à eux-mêmes, dans ce monde moderne et donc désenchanté. Mais, prévient M. Gauchet, ne confondons pas la religion instituée et la foi. Si l'avènement de la modernité marque bien la mort de la religion comme fondement de l'organisation politique des sociétés, elle ne la condamne assurément pas comme source de sens. La quête d'un au-delà, le besoin subjectif de croire, demeurent pleinement présents au coeur de la modernité la plus contemporaine ; qu'on ne s'y trompe pas.
Le second versant de l'oeuvre de M. Gauchet, étroitement articulé au premier, concerne l'expérience moderne de l'individu. L'avènement de la modernité politique et sociale n'est en effet pas séparable de celle du sujet moderne autonome. L'individu se constitue toujours à travers l'autre, à travers la confrontation à des modèles. Avec la modernité, l'altérité n'est plus à chercher ailleurs, au-dessus du monde humain, mais en son sein. L'individu est de plus en plus amené à se tourner vers lui-même. C'est ici que prennent sens les travaux de M. Gauchet consacrés à la psychologie.
Dans son essai sur L'Inconscient cérébral (coécrit avec Gladys Swain), il montre comment, au tournant de 1900, correspondent égalisation des conditions et émergence de l'idée d'inconscient. La constitution de l'identité individuelle se complique : l'altérité change de lieu et se situe au sein même de l'individu. Aussi, à une nouvelle représentation politique correspond une nouvelle représentation de la subjectivité. De même, dans son étude sur les fous et l'institution asilaire, à rebours des thèses de Michel Foucault, il montre que cette institution est moins le miroir d'une société disciplinaire que la poursuite du projet de construction de l'individu manifesté par les révolutionnaires de 1789. Dans le fond, M. Gauchet insiste sur le paradoxe de l'individu moderne. Celui-ci clame haut et fort sa soif d'autonomie, alors même qu'elle est irréductiblement tributaire de l'existence d'une vie collective. Pas de droits individuels possibles sans constitution d'une sphère politique forte, autonome, et forcément contraignante (voir l'encadré p. 48).
Modernité, démocratie, autonomie, droits de l'individu... certes, mais pour en arriver là, il faut d'abord passer par ce long processus historique qui commence avec le christianisme. Marcel Gauchet, muni de son télescope géant, revient dans cet entretien sur l'ambivalence fondamentale du religieux et spécifiquement de la religion chrétienne : moderne et anti-moderne, phénomène de pouvoir et phénomène de croyance, rejetant et valorisant le monde. En somme, le christianisme est bien ce qu'il appelle la religion de la sortie de la religion...
QUESTION : Jusqu'à un stade avancé du Moyen Age, la religion ordonne le monde. Comment s'est opéré le processus d'autonomisation du politique et de sortie de la religion, dont vous faites la caractéristique de la modernité occidentale ?
Marcel Gauchet : On peut dire sommairement qu'il démarre autour de l'an mille et qu'il émerge au grand jour au début du XVIe siècle. Ce qui est intéressant, c'est le retard relatif du phénomène à l'intérieur de l'histoire chrétienne. Ce processus a quelque chose à voir avec le christianisme, mais il n'en procède pas mécaniquement. La preuve en est qu'après la disparition de l'Empire romain d'Occident, il s'écoule une longue suite de siècles où rien de pareil ne se dessine. Des siècles obscurs, il est vrai. Mais à l'intérieur de l'Empire romain et chrétien d'Orient, il ne se produit non plus aucune évolution en ce sens. Ce n'est donc pas le christianisme en général qui est en cause, mais la variante spécifique du christianisme qui se définit autour de l'an mille et dont la réforme grégorienne est l'aspect institutionnel visible. Elle accompagne un renouvellement général des conditions sociales et politiques : la féodalité, une économie paysanne inédite, un type de ville, la cristallisation des royautés territoriales. A partir de ce moment là, s'enclenche en Europe de l'Ouest une histoire qui me semble remarquablement homogène et continue depuis mille ans. Elle va conduire à cette chose sans précédent qu'est l'apparition d'une société qui s'organise en dehors de la dépendance religieuse. Le pouvoir cesse d'être un pouvoir sacré qui tombe d'en haut. Il sort de la société : c'est ce que nous nommons démocratie. Le fait central de ce parcours, c'est la construction d'une institution qui va être le levier de cette réappropriation : l'Etat. Un Etat d'un genre tout à fait nouveau. La naissance des Etats avait été le tournant de l'histoire humaine trois mille ans avant Jésus-Christ, et à mon sens la principale révolution religieuse de l'histoire. L'histoire européenne a relancé cette dialectique entre politique et religion, à l'intérieur du christianisme, jusqu'à produire une politique affranchie de la religion.
Telles sont les deux questions qui conditionnent une approche sensée du phénomène : qu'est-ce qu'il y a de spécifique dans le christianisme dès l'origine ? Qu'est-ce qu'il y a de spécifique, en second lieu, dans les données qui font jouer à un moment historique donné ce que nous pouvons ensuite identifier comme des virtualités de son dispositif doctrinal d'origine ? Mais il n'y avait aucune nécessité à ce parcours. Nous aurions pu avoir le christianisme, mais rien de ce qui en est sorti.
QUESTION : Précisément, quelles sont les spécificités originelles et doctrinales du christianisme, qui en ont fait par excellence, pour reprendre votre expression, la religion de la sortie de la religion ?
Marcel Gauchet : Ce qui fait la particularité du christianisme, c'est sa bizarrerie en tant que monothéisme. Ce qui le distingue des autres monothéismes, c'est ce qu'il a de païen, la pluralité des personnes divines qui tient aux conditions de la révélation. C'est en un mot l'incarnation, la révélation messianique, dont le pivot est le personnage du Christ. Je crois que tout se joue là, parce que cette idée d'un Dieu-homme, messager d'un Dieu lointain, introduit une logique double : une extrême extériorité du divin dont nous ne connaissons que ce qui nous est transmis par l'intermédiaire de son représentant, et une possible valorisation du domaine humain, puisque Dieu n'a pas dédaigné en tant que Dieu de prendre forme d'homme. Il y a donc une sorte de potentielle divinisation de la sphère terrestre en même temps qu'une altérité extrême du divin, qui ne nous est, en tant que tel, pas accessible autrement que par la représentation de lui-même qu'il a consenti à nous donner. Au fond, la particularité chrétienne historique est de toujours jouer sur des contradictions. Par exemple, entre valorisation du domaine humain et dévalorisation radicale au nom de la distance de Dieu. Il y a un ascétisme chrétien très particulier, par rapport aux deux autres monothéismes, le judaïsme et l'islam. Mais à côté de ce rejet du monde, il y a toujours en même temps un contre-mouvement de « dignification » (au sens de valorisation) de l'activité en ce monde-ci. Ils peuvent s'associer. C'est ce dont les mouvements monastiques vont porter témoignage, à partir des xie-xiie siècles. La réforme cistercienne lie la fuite hors du monde à la mise en valeur de ce monde. Les deux vont aller de pair avec une récurrence très remarquable. Je crois que c'est là que la passion occidentale de transformation du monde prend sa racine. Elle suppose à la fois de valoriser ses produits et de ne pas l'accepter comme il est. Nous sommes en cela les héritiers des contradictions chrétiennes.
QUESTION : Dans votre histoire de la modernité, notamment de ses liens avec le christianisme, on retrouve beaucoup de couples d'opposition et d'ambivalence : continuités/discontinuités historiques, approche à la fois micro et macro-historique. De cette façon, vous décrivez une unité fondamentale de la modernité occidentale, au-delà des spécificités européennes et américaines.
Marcel Gauchet : Mon problème de méthode est celui de l'articulation entre thèses philosophiques et analyses historiques. D'un côté il est nécessaire de s'appuyer sur des mises en perspectives de portée très vaste, donc de changer d'échelle par rapport à ce que l'histoire fait ordinairement. Je crois par exemple que pour bien comprendre le mouvement de la modernité, il est indispensable de le replacer dans ce qui fait la continuité de l'histoire européenne sur mille ans, c'est-à-dire le processus de sortie de la religion.
Mais il est nécessaire d'autre part, pour comprendre la manière dont cette histoire s'effectue, de descendre à un niveau très fin, très empirique, de l'observation des phénomènes historiques, au plus près des représentations des acteurs. Il faut, en d'autres termes, utiliser à la fois le télescope et le microscope. Cela donne, d'un côté, un modèle global de l'histoire de la modernité, comme Le Désenchantement du monde, et de l'autre côté, des analyses minutieuses de faits très circonscrits, comme par exemple le moment de rédaction des droits de l'homme durant l'été 1789.
QUESTION : Mais l'Amérique ne représente-t-elle pas un modèle différent ?
Marcel Gauchet : Dès l'instant où l'on propose cette analyse de la modernité en termes de sortie de la religion, on bute inévitablement sur le contraste entre l'histoire européenne et l'histoire américaine. L'Amérique puritaine est fondée, pour des motifs religieux, par des gens qui fuient les divisions, la guerre civile, et l'intolérance européenne. Ils créent une société où la religion prend d'emblée une place tout à fait importante. Au contraire, en Europe, à partir du xviie siècle, la modernité rationnelle, démocratique, est placée sous le signe de l'antagonisme entre religion et modernité. C'est du reste pour cela que Tocqueville va chercher en Amérique, au moment de la Restauration en France, les conditions d'une réconciliation entre religion et modernité, que n'offre pas à première vue l'Europe, mais dont il rêve. La question est donc de savoir jusqu'où va cette exception américaine : Y a-t-il une modernité, ou faut-il conclure qu'il y a deux modernités dont l'une est placée sous le signe de la religion et l'autre sous le signe de l'anti-religion ? La réflexion comparée sur les deux histoires constitue à cet égard un enjeu stratégique majeur. La thèse généralement reçue est que la modernité américaine est religieuse par essence. Je tends à penser qu'elle est fausse. Je crois qu'en dépit de tout, malgré l'absence d'hostilité frontale entre politique et religion, le cas américain relève de la même grille d'analyse que la modernité européenne, par d'autres canaux. Je suis rassuré de constater que les sociologues des religions sont en train de s'en apercevoir.
QUESTION : Dans quelle mesure la croyance religieuse survit-elle à la sortie de la religion, entendue comme cadre organisateur de la vie sociale ?
Marcel Gauchet : La Cité vit désormais sans les dieux. Ceux-ci survivent, c'est leurpuissance législatrice qui meurt. Ce qui a disparu, c'est la fonction de structuration de l'espace social dont les nécessités ont défini depuis le départ le contenu des religions, déterminé leurs formes, précipité leurs évolutions. Dieu ne meurt pas, il cesse simplement de se mêler des affaires politiques des hommes. Voilà la grande scission qui sépare le passé du présent. La religion est devenue d'abord une question d'individus, alors qu'elle était d'abord un problème de communautés. Lorsqu'elle prend un aspect communautaire, c'est d'une communauté choisie qu'il s'agit, et non de la communauté politique, qui est la communauté qu'on ne choisit pas, mais par définition celle qui s'impose. Cette dissociation de la question de la religion et de celle de la communauté est le grand phénomène du xxe siècle. Sortons une bonne fois pour toutes de la dialectique infernale des annonces précipitées de la fin de la religion et des prophéties dérisoires du retour du religieux, lorsque l'on s'aperçoit qu'il n'est pas mort comme prévu. Les dieux ont la vie dure, mais ils s'éloignent, de telle sorte que même si les croyances devaient flamber à nouveau, le réenchantement du monde ne serait pas pour autant à l'ordre du jour.
QUESTION : Contrairement à une vision évolutionniste simpliste, qui suppose la question de la croyance dépassée avec la modernité, vous refusez de réduire l'expérience contemporaine, notamment capitaliste, à sa simple façade matérialiste.
Marcel Gauchet : Dans nos sociétés, l'action est orientée fondamentalement vers les biens économiques. Pour autant, il ne faut pas être victime d'une illusion d'optique, consistant à croire que le but de l'économie est, comme le disent les économistes, la seule satisfaction des besoins. C'est évidemment vrai à un premier niveau d'observation. Mais l'enjeu de l'activité économique va au-delà de la recherche immédiate de l'efficacité. Un certain nombre de bons esprits du xixe siècle se disaient qu'à un moment donné l'accumulation de biens deviendrait telle que le désir de travail reculerait, voire s'éteindrait de lui-même, tous les appétits étant comblés. En fait, nous voyons bien qu'il n'y a aucune raison pour que le mouvement ne s'arrête jamais, quel que soit le niveau de richesse individuelle ou collective. Pourquoi ? C'est bien plus que l'intérêt ou l'appât du gain qui sont moteurs dans cette aspiration illimitée. C'est une énergie religieuse à sa racine, désormais tournée vers la transformation du monde. Il se joue là quelque chose qui est de l'ordre de l'expérience de l'altérité : « Fabriquer de l'autre avec du même. »
C'est une erreur que d'opposer l'orientation vers le siècle et l'orientation vers le ciel. Elles peuvent aller ensemble. Il n'y a pas plus idéalistes sans le savoir que ces matérialistes forcenés que sont nos capitalistes et nos industriels. Quelqu'un qui ne pense jamais dans sa tête, même de façon subliminale, à une transcendance, peut n'en être pas moins orienté dans son comportement par la recherche d'une transcendance. Telle est l'originalité absolue du capitalisme par rapport à tous les systèmes économiques qui l'ont précédé. C'est l'accumulation de moyens de puissance en vue d'une démultiplication de cette puissance. C'est ce qui fait que le capitalisme n'est pas une simple économie d'appropriation comme celles qui existaient avant lui. Dans son cadre, l'acquis n'est jamais une fin en soi, mais toujours un moyen vers une autre fin, dans une relance indéfinie. Relance vertigineuse et comme on dit aujourd'hui, dépourvue de sens. Le sens n'est pas présent dans la conscience des acteurs, mais le phénomène n'en est pas moins plein de sens. Sans quoi les acteurs éprouveraient un vide terrible. Or, ils ne paraissent pas en proie au doute métaphysique sur le bien-fondé de leur action. Leur conduite est un acte de foi.
Propos retranscrits - par Serge Lellouche - à partir de la conférence que Marcel Gauchet a tenu dans le cadre du cycle d'entretiens « Les penseurs au tournant du siècle » organisé par la Fondation Avicenne.
LA LOGIQUE DE LA MODERNITÉ
« Comme elle n’est pas un concept d’analyse, il n’y a pas de lois de la modernité, il n’y a que des traits de la modernité », note Baudrillard. « Il n’y a pas non plus de théorie, mais une logique de la modernité, et une idéologie. Morale canonique du changement, elle s’oppose à la morale canonique de la tradition, mais elle se garde tout autant du changement radical. C’est la « tradition du nouveau » (Harold Rosenberg). » [1]
La modernité reste une notion confuse dans la mesure où elle « n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique ». D'où cette « ambiguïté spectaculaire » ... Alors, pour tenter de l'approcher – qu'elle se pare d'un « m » majuscule ou non -, peut-être faut-il employer les mêmes procédures épistémologiques que la théologie qui, à défaut de pouvoir dire qui est Dieu, tente de dresser la liste de tout ce qu'il n'est pas. Cette façon de procéder relève de la théologie dite négative (via negativa) ou apophatique, dont Denys le pseudo-Aréopagite - peut-être un moine syriaque, élève de Jamblique et de Proclus - serait le fondateur [2].
C'est ce mode très particulier de questionnement qu'utilise Jean Baudrillard pour essayer de définir la modernité, et je vous demande d'être attentif à ce genre de technique : pour savoir ce que pourrait bien être la modernité, le célèbre et brillant sociologue fait l'inventaire de tout ce qu'elle n'est pas. Il s'agit-là d'un procédé que vous pouvez employer dans une dissertation de culture générale.
Voici l'essentiel de la démonstration de Jean Baudrillard – il s'agit, bien sûr, de très courts extraits de son article paru dans l'Encyclopædia Universalis – extraits que j'ai moi-même sélectionnés selon un choix qui n'engage que ma responsabilité.
« La modernité n’est pas la révolution technologique et scientifique, c’est le jeu et l’implication de celle-ci dans le spectacle de la vie privée et sociale, dans la dimension quotidienne des médias, des gadgets, du bien-être domestique ou de la conquête de l’espace. La science ni la technique elles-mêmes ne sont « modernes » : ce sont les effets de la science et de la technique qui le sont. Et la modernité, tout en se fondant sur l’émergence historique de la science, ne vit qu’au niveau du mythe de la science.
« La modernité n’est pas la rationalité ni l’autonomie de la conscience individuelle, qui pourtant la fonde. C’est, après la phase d’avènement triomphal des libertés et des droits individuels, l’exaltation réactionnelle d’une subjectivité menacée de partout par l’homogénéisation de la vie sociale. C’est le recyclage de cette subjectivité perdue dans un système de « personnalisation », dans les effets de mode et d’aspiration dirigée.
« La modernité n’est pas dialectique de l’histoire: elle est l’événementialité, le jeu permanent de l’actualité, l’universalité du fait divers par le moyen des médias.
« La modernité n’est pas la transmutation de toutes les valeurs, c’est la déstructuration de toutes les valeurs anciennes sans leur dépassement, c’est l’ambiguïté de toutes les valeurs sous le signe d’une combinatoire généralisée. Il n’y a plus ni bien ni mal, mais nous ne sommes pas pour autant « au-delà du bien et du mal » (cf. la critique de la modernité chez Nietzsche).
« La modernité n’est pas la révolution, même si elle s’articule sur des révolutions (industrielle, politique, révolution de l’information, révolution du bien-être, etc). Elle est, comme dit Lefèbvre, « l’ombre de la révolution manquée, sa parodie » (Introduction à la modernité). « À l’intérieur du monde renversé et non remis sur ses pieds, la modernité accomplit les tâches de la révolution : dépassement de l’art, de la morale, des idéologies... », on pourrait ajouter : mobilité, abondance, libérations de toutes sortes. Mais elle les accomplit sur le mode d’une révolution permanente des formes, dans le jeu du changement, finalement dans un cycle où se referme la brèche ouverte dans le monde de la tradition.
En conséquence de quoi, « après avoir été une dynamique du progrès, la modernité devient lentement un activisme du bien-être. Son mythe recouvre l’abstraction grandissante de la vie politique et sociale, sous laquelle elle se réduit peu à peu à n’être qu’une culture de la quotidienneté. »
NOTES :
[1] Jean Baudrillard, « Qu'entend-on par modernité ? », in Encyclopædia Universalis.
[2] Apophatique : « Négatif, qui procède par négation. La théologie apophatique ou « théologie négative » du Pseudo-Denys s'élève par « apophases » ou négations successives jusqu'à l'intuition de Dieu dans l'« inconnaissance », état atteint par l'âme humaine lorsqu'elle a « dépassé » toutes les représentations mentales ou linguistiques de Dieu. » - Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Seuil, 1991, rééd. coll. « Points / Essais », 1996.
REMARQUE :
Par ailleurs, qu'on ne s'étonne pas que je parle des exégètes et théologiens chrétiens – comme il m'arrive de parler de l'herméneutique juive -, quand il s'agit de questionner le sujet, dans la mesure où ce sont les commentateurs des textes sacrés qui, les premiers, ont utilisé et réactualisé les grilles de lecture que proposait la philosophie grecque pour résoudre certains problèmes d'interprétation.
« C'est à présent une vérité d'évidence : la philosophie analytique est née au Moyen Age et chez les théologiens. De fait, ce traitement logico-linguistique des questions, cette manière formelle et critique de penser n'est pas directement issue des textes "spécialisés" : on ne la trouve pas, du moins originairement, dans la lecture universitaire d'Aristote, mais bien dans la quintessence de la procédure théologique médiévale – les commentaires des Sentences de Pierre Lombard. », écrit Alain de Libera dans Penser au Moyen Âge, op. cit., page 152.
J'aurai également l'occasion de revenir sur ce maître livre d'Alain de Libera, tant il est important pour redécouvrir tout cet « héritage oublié », la transmission de la pensée grecque, par des philosophes « arabes » comme al-Kindi, Farabi, Avicenne, Ghazali, Averroès, et par des « passeurs » juifs comme l'averroïste Moïse de Narbonne et, bien sûr, l'auteur du Guide des égarés, le rabbi andalou Maïmonide grâce à qui « les Latins ont connu des bribes de la théologie musulmane ». Mais ce grand rabbi « leur a révélé davantage : c'est lui, non Averroès, qui leur a appris à distinguer entre philosophie, foi et théologie ».
DOSSIER SCIENCES HUMAINES
Individu et modernité
Rencontre avec Charles Taylor
L'individualisme moderne a été un formidable facteur d'émancipation. Il tend cependant à briser les liens qui unissent le sujet à autrui, sans lesquels on ne peut construire de véritable identité.
Sciences humaines : L'identité moderne se caractérise par ce que vous appelez « l'éthique de l'authenticité » et «l'affirmation de la vie ordinaire ». Quels en sont les enjeux philosophiques et les significations ?
Charles Taylor : Dans l'éthique traditionnelle de l'existence, prônée par Aristote, la vie matérielle a seulement une importance infrastructurelle. Pour lui, une vie qui se consacrerait uniquement aux choses matérielles est une vie d'esclave ou d'animal. Dans Le Politique, Aristote soutient qu'une « vie bonne », proprement humaine, ne se réduit pas à la survie. Elle suppose la perfection morale, la contemplation et la participation du citoyen à la vie de la cité.
Avec le protestantisme apparaît une conception moderne de la vie. Inspirée par la culture chrétienne, elle valorise au contraire la vie ordinaire. Il faut vivre humblement, dans la piété et dans la crainte de Dieu. La vie doit s'accomplir dans le mariage et les devoirs sociaux. Je propose le terme technique de « vie ordinaire » pour désigner les aspects de l'existence humaine qui se rattachent à la production et à la reproduction, c'est-à-dire le travail, la fabrication des biens nécessaires à la vie, notre vie en tant qu'êtres sexuels - y compris le mariage, la famille, la vie sentimentale. A cet égard, la relation hommes/ femmes a une importance capitale. Je crois que l'affirmation de la vie ordinaire est devenue l'une des idées les plus puissantes de la civilisation moderne. La vision « bourgeoise» de la vie, préoccupée du bien-être, tout comme la vision marxiste, qui valorise l'homme producteur, participent de cette valorisation de la vie ordinaire.
Un autre axe de la conception moderne de la vie est lié au thème de l'authenticité: chaque être humain a sa propre façon d'être, recherche une forme de vie qui soit la sienne. Je dois puiser à l'intérieur de moi-même les sources morales de mon existence. Quelque chose dans la nature de mon expérience à moi-même semble rendre presque irrésistible, incontestable, une telle localisation.
SH : La laïcité, la désacralisation, le « désenchantement du monde » a, selon vous, changé le sens que l'individu donne à sa vie.
C.T. : Nos ancêtres pensaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Il s'agissait parfois d'un ordre cosmique, d'une « grande chaîne des êtres » qui assignait à chacun une place dans la société. L'ordre divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu'il doit donner à sa vie (la recherche du salut dans l'au-delà, par exemple). La liberté moderne a fini par discréditer ces hiérarchies. Ce qui m'intéresse, c'est d'examiner les conséquences que la désacralisation a entraîné pour la vie humaine et pour son sens. L'individu contemporain s'est coupé des vastes horizons sociaux et cosmiques qui régentaient son existence. Pour l'éthique guerrière du cavalier ou l'éthique contemplative platonicienne, la vie ordinaire est vile et méprisable. L'affirmation de la vie ordinaire a impliqué, pour certains, la perte de toute dimension supérieure dans l'existence, la valorisation des « petits et vulgaires plaisirs », comme le disait Tocqueville.
SH : Mais vous ne partagez pas le point de vue de ceux qui voient dans l'affirmation du sujet moderne un repli vers le narcissisme, l'égocentrisme ?
C.T. : L'existence humaine n'a effectivement pas de sens hors de son caractère dialogique fondamental, c'est-à-dire hors du lien qui unit le sujet à autrui. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, par l'intermédiaire d'une relation à autrui. En effet, nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec « les autres qui comptent ». Et même quand nous survivons à certains d'entre eux - nos parents, par exemple -, la conversation que nous entretenons avec eux se poursuit en nous, bien après leur disparition, aussi longtemps que nous vivons. Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un élément de mon identité intérieure. De ce point de vue, les discours à la mode, qui prônent l'authenticité et l'épanouissement de soi indépendamment de nos liens aux autres, sont improductifs et détruisent les conditions mêmes de l'authenticité.
SH : Vous menez donc une double critique : contre le relativisme postmoderne qui nie l'existence de valeurs supérieures, et contre les théories plus conservatrices d'auteurs qui remettent en cause toute forme de culture de l'authenticité.
C.T. : L'idéal de l'authenticité affirme que l'existence humaine ne trouve son sens que dans l'affirmation de soi, de sa nature propre, de son autonomie. Certains aspects de cette philosophie de l'existence contribuent à sa propre dégradation. Je viens d'évoquer un premier dérapage de la culture populaire actuelle vers les modalités égocentriques de l'idéal de l'épanouissement de soi. Une seconde dérive est celle du nihilisme, qui sévit depuis un siècle et demi. Sa figure principale est Nietzsche. Plusieurs traits de ce nihilisme ont trouvé leur expression dans diverses tendances de la modernité, qui a resurgi chez les philosophes qu'on qualifie souvent aujourd'hui de « post-modernes », comme Jacques Derrida ou Michel Foucault.
Or, la recherche de la liberté et de l'authenticité ne vont pas ensemble. Pour beaucoup de jeunes, cette philosophie de la vie propose un scénario captivant dans lequel on peut essayer d'écrire sa vie. Il y a un certain penchant vers la rupture, contre la famille, le système, le capitalisme... « J'ai raison, puisque je m'évade. » C'est de là que naissent beaucoup de ces illusions autour de l'authenticité. C'est un discours très séducteur qui touche beaucoup de gens. Ce n'est rien d'autre qu'une recherche de loisirs, une aspiration que l'on a lorsqu'on est étudiant, placé entre l'enfance et la « vraie vie » d'autre part ; d'où l'extraordinaire popularité de ces auteurs.
Dans un monde aplati, dont les horizons de signification reculent, l'idéal de liberté autodéterminée en vient à exercer une attraction de plus en plus forte.
De l'autre côté, d'autres penseurs adoptent un ton méprisant à l'égard de la culture qu'ils décrivent. Par exemple, Alan Bloom ne semble pas reconnaître l'idéal moderne d'authenticité, si dégradée et si travestie qu'en soit l'expression. La critique de Bloom néglige la force morale de l'idéal de l'authenticité. Contrairement aux détracteurs de la culture contemporaine, je pense qu'on devrait réellement considérer l'authenticité comme un véritable idéal moral.
SH : Dans Le Malaise de la modernité , vous observez la face sombre de la modernité : perte de sens, éclipse des fins, et perte de la liberté. Vous associez cela à trois causes : l'individualisme comme repli sur soi ; le progrès de la raison instrumentale, de la technique comme primauté des moyens sur les fins humaines ; la crise de la citoyenneté et de la participation politique. Comment articulez-vous ces malaises de la modernité ?
C.T. : Je crois que ces causes ont des sources différentes mais qu'elles se combinent de façon dangereuse. Commençons par la troisième : dans toutes les démocraties, des gens disent que la politique ne mène à rien, que la démocratie n'est pas véritable. Quiconque dit qu'il n'est plus intéressé par la politique parce que les politiciens sont tous des corrompus, n'exprime pas seulement un dégoût personnel, mais aussi un acte de délégitimation de l'Etat. Par exemple, l'importance extraordinaire que prend dans notre civilisation la raison instrumentale - technologie, gestion, recherche de l'efficacité - veut dire que beaucoup de problèmes sont conçus nécessairement comme des problèmes techniques, avec des solutions trouvées par des experts ou par des systèmes dont on va garantir qu'ils vont donner les meilleurs rendements, comme le marché. Et on ne semble plus trouver le moyen d'en sortir. Et cela crée le cynisme et le sentiment d'impuissance. Tel est le défi contemporain : comment réimprimer des buts humains sur ces mécanismes qui gèrent notre vie.
SH : Vous accordez une grande place dans votre oeuvre aux questions identitaires et à ce que vous appelez la « reconnaissance » qui doit prendre le pas sur les questions économiques et techniques. En quoi la politique de la reconnaissance et le multicultura- lisme sont-ils des exigences de la politique moderne ?
C.T. : Les questions identitaires vont surgir autant, sinon plus, que les questions socio-économiques. Les deux dimensions sont inévitables dans une démocratie. Déjà, au xixe siècle, il en a un peu été de même : le mouvement ouvrier n'était pas seulement un mouvement visant certains buts concrets, il exprimait aussi un besoin de reconnaissance, d'être inclus dans la démocratie qu'il pouvait infléchir. Le développement d'un idéal d'identité engendré intérieurement donne une importance nouvelle à la reconnaissance. Celle-ci est aujourd'hui universellement reconnue sous une forme ou sous une autre, sur le plan personnel ou sur le plan social. A ce niveau, la conception selon laquelle les identités sont formées en dialogue ouvert rend la politique de reconnaissance égalitaire plus fondamentale et davantage chargée de tensions. La reconnaissance égalitaire n'est pas simplement le mode approprié pour une société démocratique en bonne santé. Son refus peut infliger un dommage à ceux à qui on la refuse. Non seulement le féminisme contemporain, mais aussi les discussions sur le multiculturalisme sont sous-tendus par l'idée que le déni de reconnaissance peut être une forme d'oppression.
SH : En quoi l'enjeu pratique du multiculturalisme au Canada et du Québec peut-il nous éclairer sur cette question du multiculturalisme et de la communication interculturelle ?
C.T. : On a eu à en débattre depuis très longtemps au Canada et au Québec. On en est donc venu, peut-être plus rapidement que d'autres, à reconnaître cette dimension et à prendre certaines mesures. Dans certaines sociétés, on a le sentiment que les définitions publiques de ce sur quoi la société est fondée sont déjà closes. Aux Etats-Unis comme au Canada, les vagues successives d'immigrants ont effectivement changé la culture de référence de façon profonde. L'existence du Canada est menacée par un problème qui, jusqu'à un certain point, affecte toutes les collectivités. Nous devons essayer de permettre à divers groupes nationaux de coexister librement et volontairement à l'intérieur des frontières politiques existantes. Les empires multinationaux d'autrefois doivent être remplacés par les Etats démocratiques et multinationaux de demain. Toute nation qui se reconnaît comme telle, c'est-à-dire qui possède un sens poussé de son identité et qui désire diriger ses propres affaires, n'acceptera d'adhérer volontairement à un Etat multinational qu'à condition d'être reconnue par cet Etat d'une manière non équivoque. Or, la reconnaissance du Québec, nation minoritaire la plus visible du Canada, a jusqu'ici été des plus pénibles à obtenir. Certes, sur certains plans, nous avons enregistré des progrès spectaculaires.
SH : N'opposeriez-vous pas au modèle de la politique de la reconnaissance un contre-modèle français qui, au nom du républicanisme, continue d'opposer dans les discours reconnaissance et intégration ?
C.T. : Je crois qu'il s'agit là d'une crispation inutile et très dangereuse à la longue. Mais je visite la France régulièrement et je constate cependant que les choses changent. Certains intellectuels commencent à contester ces vues. Mais comme vous le devinez, je n'ai aucune sympathie pour ceux qui tiennent ce discours rigide sur la République, comme si celle-ci était primordialement fondée sur un certain nombre de principes indépassables.
SH : Si vous vous inquiétez du poids de la « raison instrumentale », de la technologie dans nos sociétés, vous contestez cependant l'image de la « cage de fer », d'une humanité enfermée par la technologie ou la raison économique.
C.T. : S'il est vrai que la société technologique nous enfermait dans une cage de fer, toute mon entreprise se réduirait à un aimable bavardage. Je crois qu'il y a une sorte de vérité dans cette image de la cage de fer, mais je crois que la vision de la société technologique comme une sorte de fatalité ne tient pas : elle oublie l'essentiel. Sans chercher à l'exagérer, je crois que notre marge de liberté existe, elle n'est pas nulle. Cela implique que comprendre les sources morales de notre civilisation peut contribuer à une nouvelle prise de conscience collective. J'ai analysé certaines des sources qui expliquent la force d'un idéal de liberté autodéterminée dans notre culture. Nous sommes libres quand nous pouvons redéfinir les conditions de notre propre existence, quand nous pouvons maîtriser ce qui nous domine. Nous pouvons comprendre ce qu'impliquerait une réflexion de ce genre en examinant l'exemple important des soins médicaux. La mise en oeuvre abusive de la raison instrumentale, comme ces pratiques médicales qui oublient que le patient est une personne, ne tient aucun compte, dans l'administration des soins, de son histoire, et donc de ses motifs d'espérer ou de désespérer, néglige le rapport essentiel entre le pourvoyeur de soins et le patient qui les reçoit, etc. Si nous parvenions d'abord à comprendre pourquoi la technologie est importante, alors nous saurions lui assigner des limites et l'encadrer dans une éthique de soins. Dans ce contexte, il importe de comprendre nos sources morales. C'est pourquoi un travail de ressourcement vaut d'être tenté. Mais il est également vrai que ce combat d'idées est inextricablement lié à des luttes politiques concernant les modes d'organisation sociale. En d'autres termes, la seule force qui peut faire reculer l'hégémonie galopante de la raison instrumentale est un vaste mouvement démocratique. Le danger ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation, c'est- à-dire dans l'inaptitude de plus en plus grande des gens à former un projet commun et à le mettre à exécution. Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Des obstacles qui paraissent incontournables à un moment donné peuvent, par une lente éducation publique, devenir surmontables.
Actuellement, il y a une certaine perte de moral, voire de désespoir chez certains mouvements de gauche, parce que la marche vers la mondialisation, la pénétration des marchés partout au niveau supranational, semble avoir rendu caduques toutes les mesures qui avaient été prises dans le passé.
Les mouvements de gauche sont divisés entre ceux qui veulent revenir aux bonnes vieilles mesures d'antan, et qui n'ont pas de réel programme de rechange à proposer, et ceux qui prônent une reconstitution de mouvements de solidarité nécessairement plus larges, supranationaux. S'il n'y a pas eu préalablement une implication de la société civile dans des associations, dans les ONG, qui suscitent l'intérêt médiatique qui lui-même a un effet à rebours, les initiatives politiques ne sont pas possibles. A cet égard, l'arrestation de Pinochet représente un progrès possible de l'humanité.
Propos Recueillis Par SERGE LELLOUCHE
REMARQUE :
Professeur à l'université McGill, à Montréal, où il naît en 1931, Charles Taylor est à la fois anglophone et francophone ; marque originelle qui ne sera pas sans orienter de façon décisive le contenu théorique de son oeuvre, ainsi que ses engagements politiques pour la reconnaissance de la nation québécoise par l'ensemble canadien. L'influence de sa pensée dans le monde entier est considérable. La récente traduction française de son livre Les Sources du moi et le grand colloque qui lui a été consacré quelques mois plus tôt à Cerisy-la-Salle (Manche), témoignent de l'écho grandissant qu'il rencontre sur la scène française, dans un contexte intellectuel et théorique hexagonal longtemps imperméable à la philosophie morale anglo-saxonne.
Vivre dans la « modernité liquide »
Entretien avec le sociologue Zygmunt Bauman
Question : Pourquoi la « liquidité » vous semble-t-elle une bonne métaphore de la société actuelle ?
Zygmunt Bauman : Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu'ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister... Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ».
D'où la métaphore. Les liens humains sont véritablement fragiles et, dans une situation de changement constant, on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils demeurent indemnes. Se projeter à long terme est un exercice difficile et peut de surcroît s'avérer périlleux, dès lors que l'on craint que les engagements à long terme ne restreignent sa liberté future de choix. D'où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l'on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu'à nouvel ordre ».
La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux « structures » de naguère, dont la raison d'être était d'attacher par des n?uds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu'à connecter...
Question : Vous avez consacré un livre aux relations amoureuses d'aujourd'hui. Est-ce un domaine privilégié pour analyser les sociétés d'aujourd'hui ?
Zygmunt Bauman : Les relations amoureuses sont effectivement un domaine de l'expérience humaine où la « liquidité » de la vie s'exprime dans toute sa gravité et est vécue de la manière la plus poignante, voire la plus douloureuse. C'est le lieu où les ambivalences les plus obstinées, porteuses des plus grands enjeux de la vie contemporaine, peuvent être observées de près.
D'un côté, dans un monde instable plein de surprises désagréables, chacun a plus que jamais besoin d'un partenaire loyal et dévoué. D'un autre côté, cependant, chacun est effrayé à l'idée de s'engager (sans parler de s'engager de manière inconditionnelle) à une loyauté et à une dévotion de ce type. Et si à la lumière de nouvelles opportunités, le partenaire actuel cessait d'être un actif, pour devenir un passif ? Et si le partenaire était le(la) premier(ère) à décider qu'il ou elle en a assez, de sorte que ma dévotion finisse à la poubelle ? Tout cela nous conduit à tenter d'accomplir l'impossible : avoir une relation sûre tout en demeurant libre de la briser à tout instant... Mieux encore : vivre un amour vrai, profond, durable ? mais révocable à la demande... J'ai le sentiment que beaucoup de tragédies personnelles dérivent de cette contradiction insoluble.
Il y a seulement dix ans en arrière, la durée moyenne d'un mariage (sa « période critique ») était de sept ans. Elle n'était plus que de dix-huit mois il y a deux ans de cela. Au moment même où nous parlons, tous les tabloïds britanniques nous informent que « Renée Zellweger, qui a interprété le rôle de Brit, l'amoureuse transie du Journal de Bridget Jones et la pop'star Kenny Chesney s'apprêtent à annuler leur mariage, vieux de quatre mois ».
L'amour figure au premier chef des dommages collatéraux de la modernité liquide. Et la majorité d'entre nous qui en avons besoin et courons après, figurons aussi parmi les dégâts...
Question : Vous considérez la « moralité » comme une réponse à la fragmentation de la société, à la précarité des engagements. Pourquoi cela ?
Zygmunt Bauman : Comme j'ai tenté de l'expliquer, la contradiction à laquelle nous sommes confrontés est réelle ? et aucune solution évidente, ne parlons même pas de « solution clé en main », n'est disponible en magasin. Vouloir sauver l'amour du tourbillon de la « vie liquide » est nécessairement coûteux. La moralité, comme l'amour, est coûteuse ? ce n'est pas une recette pour une vie facile et sans souci, comme peuvent le promettre les publicités pour les biens de consommation. La moralité signifie « être pour l'autre ». Elle ne récompense pas l'amour-propre (Z.B. emploie l'expression française). La satisfaction qu'elle confère à l'amant découle du bien-être et du bonheur de l'être aimé. Or, contrairement à ce que les publicités peuvent suggérer, faire don de soi-même à un autre être humain procure un bonheur réel et durable. On ne peut pas refuser le sacrifice de soi et s'attendre dans le même temps à vivre l'« amour vrai » dont nous rêvons tous. On peut faire l'un ou l'autre, mais difficilement les deux en même temps... Tzvetan Todorov a justement pointé le fait que, contrairement à ce qu'entretient la croyance populaire (croyance responsable de nombreux désastres dans les sociétés modernes et dans la vie de leurs membres), la valeur véritable, celle qui devrait être recherchée et pratiquée, c'est la bonté et non le « bien ». De nombreux crimes répugnants, collectifs aussi bien qu'individuels, ont été perpétrés, au cours du siècle dernier (et encore aujourd'hui), au nom du bien. Le bien renvoie à une valeur absolue : si je sais ce que c'est, je suis autorisé à justifier n'importe quelle atrocité en son nom. La bonté signifie au contraire écouter l'autre, elle implique un dialogue, une sensibilité aux raisons qu'il ou elle peut invoquer. Le bien évoque l'assurance et la suffisance, la bonté plutôt le doute et l'incertitude ? mais Odo Marquard, sage philosophe allemand, nous rappelle que lorsque les gens disent qu'ils savent ce qu'est le bien, vous pouvez être sûr qu'ils vont se battre au lieu de se parler...
Question : Vous opposez la « liquidité » du monde d'aujourd'hui à la « solidité » des institutions du monde industriel d'hier (de l'usine à la famille). Ne surévaluez-vous pas la puissance de ces institutions, leur capacité de contrôle sur les individus ?
Zygmunt Bauman : Le terme « solidité » ne renvoie pas simplement au pouvoir. Des institutions « solides » ? au sens de durables et prévisibles ? contraignent autant qu'elles rendent possible l'action des acteurs. Jean-Paul Sartre, dans un mot fameux, a insisté sur le fait qu'il n'est pas suffisant d'être « né » bourgeois pour « être » un bourgeois : il est nécessaire de « vivre sa vie entière comme un bourgeois »...
Du temps de J.-P. Sartre, cependant, lorsque des institutions durables encadraient les processus sociaux, profilaient les routines quotidiennes et conféraient des significations aux actions humaines et à leurs conséquences, ce que l'on devait faire afin de « vivre sa vie comme un bourgeois » était clair, pour le présent autant que pour un futur indéfini. On pouvait suivre la route choisie en étant peu exposé au risque de prendre un virage qui serait rétrospectivement jugé erroné. On pouvait alors composer ce que J.-P. Sartre appelait « le projet de la vie » ? et l'on pouvait espérer de la voir se dérouler jusqu'à son terme. Mais qui pourrait rassembler assez de courage pour concevoir un projet « d'une vie entière », alors que les conditions dans lesquelles chacun doit accomplir ses tâches quotidiennes, que la définition même des tâches, des habitudes, des styles de vie, que la distinction entre le « comme il faut » et le « il ne faut pas », tout cela ne cesse de changer de manière imprévisible et beaucoup trop rapidement pour se « solidifier » dans des institutions ou se cristalliser dans des routines ?
Question : Peut-on simplement penser les sociétés actuelles comme composées d'individus livrés à eux-mêmes ?
Zygmunt Bauman : Notre « société individualisée » est une sorte de pièce dans laquelle les humains jouent le rôle d'individus : c'est-à-dire des acteurs qui doivent choisir de manière autonome. Mais faire figure d'Homo eligens (d'« acteur qui choisit ») n'est pas l'objet d'un choix. Dans La Vie de Brian, le film des Monty Python, Brian (le héros) est furieux d'avoir été proclamé Messie et d'être suivi partout par une horde de disciples. Il tente désespérément de convaincre ses poursuivants d'arrêter de se comporter comme un troupeau de moutons et de se disperser. Le voilà qui leur crie « Vous êtes tous des individus ! »« Nous sommes tous des individus ! », répond à l'unisson le ch?ur des dévots. Seule une petite voix solitaire objecte : « Pas moi... » Brian tente une autre stratégie : « Vous devez être différents ! », crie-t-il. « Oui, nous sommes tous différents », acquiesce le ch?ur avec transport. A nouveau, une seule voix solitaire objecte : « Pas moi... » En entendant cela, la foule en colère regarde autour d'elle, avide de lyncher le dissident, pour peu qu'elle parvienne à l'identifier dans une masse d'individus identiques...
Nous sommes tous des « individus de droit » appelés (comme l'a observé Ulrich Beck) à chercher des solutions individuelles à des problèmes engendrés socialement. Comme par exemple acheter le bon cosmétique pour protéger son corps de l'air pollué, ou bien « apprendre à se vendre » pour survivre sur un marché du travail flexible. Le fait que l'on obtienne de nous que nous recherchions de telles solutions ne signifie pas que nous soyons capables de les trouver. La majorité d'entre nous ne dispose pas, la plupart du temps, des ressources requises pour devenir et demeurer des « individus de facto ». En outre, il n'est absolument pas sûr que des solutions individuelles à des problèmes socialement construits existent réellement. Comme Cornelius Castoriadis et Pierre Bourdieu l'ont répété infatigablement, s'il y a une chance de résoudre des problèmes engendrés socialement, la solution ne peut être que collective.
Question : La notion d'hybridité culturelle revient pour vous à des identités « liquides », « flexibles », aux composantes interchangeables. L'hybridité ne peut-elle pas donner lieu à des identités durables ?
Zygmunt Bauman : Pierre Bourdieu a montré il y a quelques décennies que plus une catégorie sociale était située en haut de la « hiérarchie culturelle » (les privilèges sociaux étaient alors toujours défendus en termes de « supériorité culturelle », la culture des « classes supérieures » étant définie comme la « culture supérieure »), plus son goût artistique et son style de vie était confinés de manière stricte et précise. Ce n'est plus le cas le aujourd'hui (si vous en doutez, consultez l'étude stimulante d'Yves Michaud, L'Art à l'état gazeux). Les « élites » s'enorgueillissent d'être des omnivores culturels : elles font ce qu'elles peuvent (et ce qui est couramment requis) pour apprécier toute la production disponible, et pour se sentir aussi à leur aise dans la culture d'élite que dans la culture populaire. Se sentir partout chez soi signifie cependant n'être jamais chez soi nulle part. Ce type de « chez soi » ressemble à s'y méprendre à un no man's land. Ce sont comme des chambres d'hôtel. Si la sorte de culture que l'on pratique est un instrument de distinction sociale, alors posséder et conserver un goût fluide ou flexible, éviter tout engagement et être prêt à accepter, promptement et rapidement, toute la production culturelle disponible, maintenant ou dans un futur inconnu, est devenu à notre époque LE signe de distinction. C'est aussi un dispositif de séparation, consistant à se maintenir à distance des groupes ou des classes qui sont englués dans un syndrome culturel résistant au changement. Il découle de toutes mes investigations que la séparation sociale, la liberté de mouvement, le non-engagement sont les premiers enjeux d'un jeu culturel qui s'avère d'une importance cruciale pour les élites « globales » contemporaines. Ces élites (aussi bien intellectuelles que culturelles) sont mobiles et extraterritoriales, contrairement à la majorité de ceux qui demeurent « attachés au sol ». « L'hybridité culturelle » est, peut-on avancer, une glose théorique sur cette distinction. Elle ne semble, de ce fait, en aucun cas une étape sur la route de l'« unité culturelle » de l'humanité.
Question : La notion de paysage (scape) ou de « couloirs culturels transnationaux » évoque cependant un autre type d'hybridité, celle naissant d'une interaction entre différentes parties du monde et permettant à des populations, des migrants par exemple, de s'inscrire durablement dans un espace culturel composite...
Zygmunt Bauman : La mondialisation ne se déroule pas dans le « cyberespace », ce lointain « ailleurs », mais ici, autour de vous, dans les rues où vous marchez et à l'intérieur de chez vous... Les villes d'aujourd'hui sont comme des décharges où les sédiments des processus de mondialisation se déposent. Mais ce sont aussi des écoles ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 où l'on apprend à vivre avec la diversité humaine et où peut-être on y prend plaisir et on cesse de voir la différence comme une menace. Il revient aux habitants des villes d'apprendre à vivre au milieu de la différence et d'affronter autant les menaces que les chances qu'elle représente. Le « paysage coloré des villes » suscite simultanément des sentiments de « mixophilie » et de « mixophobie ». Interagir quotidiennement avec un voisin d'une « couleur culturelle » différente peut cependant permettre d'apprivoiser et domestiquer une réalité qui peut sembler effrayante lorsqu'on l'appréhende comme un « clash de civilisation »...
Propos Recueillis Par Xavier De La Vega
NOTES :
[1] Z. Bauman, L'Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/ Chambon, 2004.
[2] Y. Michaud, L'Art à l'état gazeux. Essai sur le triomphe de l'esthétique, Stock, 2003.
REMARQUE :
Professeur honoraire de sociologie de l'université de Leeds, Royaume-Uni, Zygmunt Bauman est l'un des sociologues actuels les plus influents. Né en 1925, juif polonais d'origine modeste, il échappe aux camps de concentration en fuyant en URSS, lors de l'offensive allemande de 1939. Professeur à l'université de Varsovie, il y acquiert une réputation internationale. Une purge antisémite le contraint à abandonner sa chaire et à quitter la Pologne, en 1968. Dans Modernité et Holocauste (paru en 1986 – traduction française, La Fabrique, 2002), Zygmunt Bauman analyse les camps de concentration comme une forme d'accomplissement de la société moderne, de sa bureaucratie et de ses technologies.
QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? - KANT
"Ose penser. Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières." Il est peut-être bon de lire et relire ce court texte, facile et lumineux, d'Emmanuel Kant, à la fois pour comprendre ce que furent les Lumières et, partant, ce que sera plus tard l'esprit même de la laïcité - voir, à ce sujet, l'excellente analyse d'Émile Poulat et peut-être l'un de ses meilleurs livres : La solution laïque et ses problèmes, éd. Berg International, 1997 -, et pour savoir que répondre à celles et à ceux qui, de nos jours, estiment que les Lumières sont à rejeter ! Au même titre que Mai 68 ... devenu la mère de tous nos malheurs. C'est d'ailleurs la force de cette "pensée unique" actuelle, étrange mélange de néo-libéralisme économique et de néo-conservatisme culturel, que de rejeter les Lumières et Mai 68 qui fut, quoi qu'on dise dans "certains cercles autorisés" (sic), une authentique "révolution culturelle". Les femmes et ce qu'il est convenu d'appeler les "minorités sexuelles" peuvent en témoigner ! Et vous le constatez une nouvelle fois : aucun terme n'est jamais neutre. Les mots et la façon dont on les utilise trahissent toujours les habitus, les modes d'appartenance, les idéologies du moment, Alors, nous dit Kant, "Ose penser. Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières."
LE TEXTE D'EMMANUEL KANT
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermées. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, (cupide et autoritaire) mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de litière à la grande masse privée de pensée.
Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas »! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? - Je réponds : l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce (élément) de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère.
Il dira « Notre Église enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il s’est pourtant engagé à exposer parce qu’il n’est pas entièrement impossible qu’il s’y trouve une vérité cachée, et qu’en tout cas, du moins, rien ne s’y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s’il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s’en démettre. Par conséquent l’usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu’il s’agit simplement d’une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n’est pas libre et ne doit non plus l’être, parce qu’il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, - tel donc un membre du clergé dans l’usage public de sa raison - il jouit d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c’est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle des inepties.
Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d’Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c’est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d’écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l’autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d’étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d’un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l’incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Éventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela jusqu’au jour où l’examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit.
Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle voiler les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu’un peuple lui-même n’a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu’il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l’ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu’ils trouvent nécessaire d’accomplir pour le salut de leur âme ; ce n’est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n’empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s’il s’immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s’efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu’il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s’expose au grief « César n’est pas au-dessus des grammairiens », soit, et encore plus, s’il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son Etat le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.
Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières. » Il s’en faut encore de beaucoup , au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui, dans les choses de la religion.
Toutefois, qu’ils aient maintenant le champ libre pour s’y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s’opposaient à l’avènement d’une ère générale des lumières et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c’est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric.
Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoir de ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l’épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d’être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu’il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s’écartent du symbole officiel, en qualité d’érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l’examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n’est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s’étend encore à l’extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d’un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d’exemple à ce dernier pour comprendre qu’il n’y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l’unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d’eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s’évertue pas à les y maintenir.
J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, - surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par dessus le marché, cette minorité dont j’ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d’un chef d’État qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage public de leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été promulguée; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n’a surpassé celui que nous honorons.
Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l’ombre (les fantômes), tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser: « Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez !»
Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l’occasion de s’étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c’est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’homme, qui est alors plus qu’une machine, selon la dignité qu’il mérite [1].
Königsberg en Prusse, le 30 septembre 1784
(Traduction Piobetta)
NOTES :
[1] Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschning du 13 septembre, je lis aujourd’hui 30 du même mois l’annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn à la même question? Je ne l’ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu’où le hasard peut réaliser l’accord des pensées.
NB. Les passages soulignés sont dus à mon fait - ALF