SHOAH PAR BALLES

Publié le par alain laurent-faucon



C'est non seulement la part maudite de l'Occident chrétien, de cet Occident fasciné par le matin grec et longtemps sous l'influence spirituelle et morale de l'Église catholique, apostolique et romaine, « experte en humanité » (sic) - n'oubliez pas : la France, fille aînée de l'Église -,  mais c'est également la part obscure de ce logos absolutisé, de cette raison qui va jusqu'à imaginer, penser, organiser, justifier, l'extermination de tout un peuple : le peuple juif.

C'est parce que, de nos jours, en France, émerge une nouvelle judéophobie qui n'est pas seulement - comme le voudraient certains - le fait de quelques jeunes Français
« issus de l'immigration » (sic) et de confession musulmane, qu'il est urgent de rappeler cette honte indélébile que nous entendons toutes et tous évacuer, nier, oublier : la Shoah.

Et ce dossier de presse va – hélas ! - encore plus loin, et là, vraiment, tous les mots importent et montrent combien les discours moralistes (ou éthiques) ne sont que des fictions quand ils se heurtent aux faits – or il faut toujours se heurter aux faits, le reste, tout le reste n'est que verbiage, onanisme cérébral - et les faits sont là : conjointement aux camps d'extermination, il y a eu ce que l'on pourrait appeler une « Shoah par balles ». 

Seul l'humain peut aller aussi loin dans l'horreur, la négation de l'autre et l'abjection.
Voilà bien ce qui le différencie de l'animal, avec cette « puissance d'écart » qui lui permet de se mettre à distance et de traverser même ses pensées les plus sordides, de cette puissance d'écart dont nous reparlerons quand nous étudierons les rapports homme / animal.

Mais, déjà, une chose est certaine : le mal qui est en l'homme ne relève pas de « son animalité » comme l'affirment les exégètes et théologiens chrétiens de façon dogmatique – et je ne l'ai que trop entendu en fac de théologie -; mais le mal qui est en l'homme relève EXCLUSIVEMENT de son humanité.

C'est parce que je suis humain que je trouve des raffinements extrêmes pour humilier l'autre, le dégrader, c'est parce que je suis humain que j'invente des théories raciales justifiant mes exactions et l'extermination de celles et ceux que j'ai mis dans la case « sous-homme » - Untermensch -, c'est parce que je suis humain que je conçois le viol comme arme de guerre, etc.

C'est donc bien mon humanité qui rend le mal, celui que je fais comme celui que je cautionne par mon silence et ma veulerie, si banal ; c'est donc bien mon humanité qui permet de me justifier et de me dédouaner en déclarant la bouche en coeur : je suis responsable mais pas coupable ... c'est cette part d'animalité qui est en moi et que je n'arrive pas toujours à contrôler, qui est la cause de tous ces maux !




REVUE DE PRESSE

 

LA CROIX - 16/11/2007


Patrick Desbois, la mémoire de la "Shoah par balles"


Chargé des relations avec le judaïsme, petit-fils d'un déporté, ce prêtre français a entrepris de collecter les traces de cette part du génocide des juifs qui s'est déroulé dans l'ex-URSS. Sa recherche a trouvé le soutien de la communauté juive et des historiens

Il a les pieds bien campés sur le sol. Le P. Patrick Desbois est un terrien, un homme direct, pour qui la vérité est chez les gens autant que dans les livres. La silhouette lourde, sa grosse tête ronde un peu penchée, il est vêtu d’une chemise noire à col romain, signe de son ministère dans l’église. Signe aussi, peut-être, d’une pointe de coquetterie chez cet homme qui, par ailleurs, est un bloc d’austérité, vivant avec le compagnonnage permanent du génocide des juifs, une histoire qui l’habite, presque une idée fixe.

On arrive à saisir le P. Desbois dans les locaux de Yahad-In Unum, l’association qu’il dirige, à Paris, et qui est un point de rencontre entre juifs et catholiques. Une chance. Car depuis qu’il poursuit des recherches sur la Shoah, il est extrêmement sollicité. Le téléphone sonne sans cesse. Les visiteurs se succèdent.

Patrick Desbois parle de la conférence qu’il a donnée la veille, à Paris, dans un lycée privé juif orthodoxe : « Tous les élèves avaient été rassemblés. Il y avait une attente extraordinaire. Une chose pareille aurait été inimaginable, il y a vingt ans. » C’est le signe du chemin parcouru, et qui est venu comme une conséquence du travail dans lequel il s’est lancé, moitié par nécessité intérieure, moitié poussée par les circonstances.

Depuis six ans, le P. Patrick Desbois collecte les preuves de la « Shoah par balles », ce pan du génocide des juifs qui a été mené dans les territoires conquis à l’est par les nazis. Derrière l’avancée des troupes du troisième Reich, en effet, des commandos de tueurs suivaient pour se livrer au meurtre systématique des populations juives. Ils fusillaient les juifs par milliers puis enterraient les corps.

La partie de l’ex-URSS conquise par les Allemands est couverte de fosses communes. Passé une rapide enquête, les autorités soviétiques ne se sont jamais souciées de marquer le lieu de ces massacres. Cette partie du génocide est longtemps restée dans l’ombre, moins connue que l’histoire des chambres à gaz.


"Porteur de mémoires"


Comment est-il devenu ce « porteur de mémoires » (1) ? Pourquoi un enfant de Chalon-sur-Saône, fils d’un marchand de volailles, catholique et français, en est-il venu à parcourir les routes de l’Ukraine, cinquante ans plus tard, pour reconstituer un crime de masse commis contre des juifs ukrainiens ?

Enfant, Patrick Desbois a beaucoup côtoyé son grand-père, Claudius Desbois, qui fut déporté au camp de Rawa-Ruska, aujourd’hui en Ukraine occidentale, et qui fut aussi un lieu d’extermination. Claudius a-t-il fait partie des réquisitionnés ? A-t-il vu ? Son petit-fils ne peut le dire. On était des « taiseux » dans la famille Desbois. Mais Patrick a grandi en ayant conscience de vivre aux côtés duporteur d’une terrible vérité.

Cinquante ans plus tard, devenu prêtre, et après plusieurs années à étudier le judaïsme, le P. Desbois met des mots sur les silences de son grand-père. « Je fais la même chose aujourd’hui que ce que je faisais, enfant, avec lui. Je l’accompagnais dans son camion. Tous les matins, on allait de ferme en ferme, acheter des volailles. »

Depuis 2000, le P. Desbois se rend régulièrement en Ukraine accompagné d’historiens, de cameramen. Il retrouve et fait parler les derniers témoins. Il sillonne les petits villages pauvres, arpente les routes boueuses et les sous-bois, retrouve l’emplacement des fosses communes, filme les récits de ceux qui ont vu. Ces témoins sont souvent des « réquisitionnés », des enfants de villageois que les nazis ont contraints, à l’époque, à accomplir de sales besognes : creuser des fosses, ramasser les vêtements des juifs exécutés ou même taper sur des casseroles pour cacher le bruit des coups de feu à ceux qui attendaient leur tour de mourir.

"Le tiers invisible, ni coupable, ni victime"


« Ces témoins n’existaient nulle part, ni dans les rapports officiels, ni dans les archives allemandes ou soviétiques. Tout au plus évoqués à la forme passive : “Les corps ont été évacués”, “Les fosses ont été creusées”. Mais par qui ? Ils étaient le tiers invisible, ni coupable, ni victime, simplement là », écrit-il dans Porteur de mémoires.

Pourquoi s’occupe-t-il de cela ? « Il n’est pas interdit à un prêtre de faire du bien », répond-il de façon un peu provocatrice. Ce travail ajoute à la connaissance historique délivrée par les archives. Et il rend un peu de dignité à des victimes anonymes, ensevelies dans des charniers dont l’emplacement n’avait même pas été identifié depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Lui ne se résout pas à ce que la barbarie ait le dernier mot. Son travail a reçu le soutien du monde juif en même temps que l’appui de l’Église catholique. Il est reconnu par la communauté des historiens qui travaille sur ce sujet et Yahad-In Unum a bâti une collaboration avec l’Holocaust Memorial Museum de Washington.

Son livre sait trouver des mots simples pour montrer l’horreur qu’il a découverte. « Les témoins racontent que les tireurs suçaient des bonbons à la menthe pendant qu’ils tiraient (…) Difficile de connaître la vie ordinaire des assassins du Reich alors que leurs victimes sans barbelé, sans camp, attendent la mort en pleurant avec toute leur famille. C’est pourtant cela la Shoah. Des hommes qui tuent des hommes, pensant être des surhommes qui tuent des sous-hommes », écrit-il.


Apprendre à écouter

Au fil des pages, on comprend que la connaissance du génocide est quelque chose qui doit s’apprivoiser longuement. Car l’esprit refuse de se représenter les pires horreurs ; c’est une arme qui aide les génocidaires, conscients que les survivants ne seront pas crus. Il a fallu du temps au P. Patrick Desbois pour apprendre à écouter.

« Les personnes qui ont vécu l’horreur regardent si vous êtes capable d’entendre. Ce sont des gens simples. Ils ont vécu durant des années avec ces souvenirs dont ils ne pouvaient pas parler. Alors, ils lâchent une petite phrase comme une bouteille à la mer. Et ils regardent si vous acceptez cette compréhension », explique le prêtre.

Parfois, les témoins se sentent coupables pour avoir volé un vêtement, où bien pour le simple fait d’avoir survécu. Ils ont vu mourir d’autres enfants qui étaient leurs camarades de classe. Il ne faut pas porter de jugement durant les entretiens, seulement tenter de reconstituer de la façon la plus exacte possible ces événements qui se sont déroulés il y a plus de soixante ans.

Et les faits, dans leur nudité, sont terribles : les exécutions duraient parfois des jours. Les réquisitionnés devaient préparer des repas pour les tueurs qui mangeaient et buvaient à côté des lieux d’exécution. Les réquisitionnés avaient parfois pour tâche de tasser les corps, puis de les recouvrir d’une couche de sable, pour qu’un nouveau groupe de juifs puisse venir s’allonger dans la fosse, nus, et recevoir les balles qui devaient les tuer.


"Ce sont les pauvres qui nous parlent"

La fréquentation régulière de ces vérités difficiles aurait de quoi faire douter un homme de foi. Ce n’est pas le cas du P. Desbois : « Au fond, j’ai toujours su. J’ai toujours eu conscience que la providence de Dieu voisine avec des malheurs épouvantables. C’est cela l’extrême du réalisme chrétien. » Il dit encore ne « jamais avoir rêvé sur l’humanité ». Avant de confier, comme dans une protestation contre soi-même : « Et pourtant j’aime la vie : la musique, bien manger, le soleil… »

En Ukraine, il visite les campagnes. Familier de la France rurale des années 1950, il sait nouer le contact avec des paysans ukrainiens qui vivent dans la misère. « Ce sont les pauvres qui nous parlent. Lustiger le disait tout le temps : la vérité de la Shoah, à l’Est, repose dans la conscience des pauvres », se souvient-il, citant l’ancien archevêque de Paris dont il fut proche.

Sur le terrain, il dit avoir souvent des intuitions : « Je reconnais à leurs yeux ceux qui ont vu. Ils ont le même regard que mon grand-père », dit-il. Cela n’empêche pas qu’il faut parfois insister pour briser une conspiration du silence de soixante ans, lorsque toute trace de vie juive a soudain été effacée dans cette partie de l’Europe où les juifs représentaient 30 à 50 % de la population, selon les villes et les villages. « Quand je vois un jardin public au milieu d’une ville, je suis sûr qu’il cache l’ancien ghetto juif qui a été rasé », dit le P. Desbois.


"Médaille du mérite communautaire"

Une exposition a été tirée de ses recherches. Elle doit ensuite partir pour Washington. Le travail mené dans une certaine discrétion, au départ, accède aujourd’hui à la reconnaissance publique. Dans l’entrée de Yahad-In Unum, sur une étagère, entre la photo d’une église de campagne ukrainienne et la célèbre photo de l’enfant du ghetto de Varsovie levant les bras devant un soldat nazi, on aperçoit une « médaille du mérite communautaire » remise à Patrick Desbois par le consistoire israélite de Marseille.

Le travail de recherche en Ukraine devrait durer encore au moins trois ans. Ensuite il y aura peut-être la Biélorussie, puis la Russie. « Les nazis sont allés jusqu’aux portes de Moscou », rappelle le P. Desbois. C’est tout un continent qui reste encore à sillonner.

Patrick DESBOIS

(1) Titre du livre qu’il vient de publier chez Michel Lafon, 330 p., 20,90 €, où il raconte son extraordinaire quête.



L'autre face de la Shoah



LE MONDE DES LIVRES | Article paru dans l'édition du 02.11.07.

Depuis une trentaine d'années, les études sur le génocide des juifs ont connu un développement spectaculaire, moins en France qu'à l'étranger. Aujourd'hui, des chercheurs tournent plus particulièrement leurs regards vers les crimes de masse perpétrés à l'est de l'Europe. Essais et colloques se penchent sur une tragédie longtemps occultée : pour la distinguer de la mort organisée dans les camps d'extermination, les historiens l'appellent la « Shoah par balles ».

Même les spécialistes le reconnaissent : lire tous les ouvrages qui paraissent chaque année sur l'histoire de la Shoah est une tâche impossible. Ce foisonnement éditorial, constitué en majorité de monographies pointues, rend nécessaire, à intervalles réguliers, la parution d'ouvrages de synthèse capables d'en digérer les apports. Peu d'historiens s'y sont risqués avec succès. Le cas le plus remarquable est bien évidemment celui de Raul Hilberg, qui ne cessa jusqu'à sa mort, en août 2007, de remettre sur le métier son magistral ouvrage La Destruction des juifs d'Europe (Gallimard) commencé presque soixante ans auparavant. L'autre exemple est celui de Saul Friedländer. Récent lauréat du Prix de la paix des libraires allemands décerné à la Foire du livre de Francfort, cet historien franco-israélien est l'auteur d'une brillante étude sur L'Allemagne nazie et les juifs, dont le deuxième tome paraîtra au Seuil début 2008.

Un autre projet d'histoire globale de la Shoah est en cours d'écriture. Piloté par le mémorial de Yad Vashem, en Israël, il s'agit d'une entreprise collective qui devrait compter au total une quinzaine de titres couvrant la période de 1933 à 1945. Le premier de ces volumes, qui paraît aujourd'hui en français, s'intéresse à l'évolution de la politique antijuive entre 1939 et 1942. Sa rédaction a été confiée à Christopher Browning, un universitaire américain de 63 ans dont le grand public a surtout retenu l'étude qu'il consacra il y a une quinzaine d'années à un groupe de cinq cents Allemands "ordinaires" : ceux-ci, bien que sans passé criminel, participèrent en 1942-1943 à l'extermination de 80 000 juifs polonais (1).

C'est en septembre 1939, au moment où l'armée allemande envahit la Pologne, que commence le nouveau livre de Browning. Du point de vue militaire, le triomphe des nazis est sans appel. Mais un problème se pose : que faire des deux millions de juifs qui sont tombés en quelques jours dans l'orbite du IIIe Reich ? Pour Hitler, en effet, le fameux "espace vital" ne peut se concevoir autrement que "judenfrei", c'est-à-dire "libre de juifs", selon la terminologie nazie. Il devient donc urgent de trouver une "solution" à la "question juive".

Pendant trente mois, plusieurs "solutions" seront expérimentées. La première repose sur le principe de la mise à l'écart. Dans le prolongement de la politique de ségrégation appliquée en Allemagne depuis 1933, elle vise à séparer les juifs du reste de la population. Jusqu'à la fin de 1940, plusieurs plans seront échafaudés. Pendant quelques mois, Adolf Eichmann réfléchit ainsi à l'implantation d'une "réserve" juive dans la région de Lublin, dans l'est de la Pologne. Sans grand succès. Une autre idée sera ensuite étudiée : l'installation des juifs à Madagascar. L'île étant une colonie française, le projet trouve un certain crédit après la défaite de la France en juin 1940. Mais il sera rapidement abandonné.

Tout change en juin 1941 avec l'entrée en guerre de l'Allemagne contre l'URSS. En quelques semaines, les troupes allemandes déferlent sur la Biélorussie, l'Ukraine et les Etats baltes. Cette fois les nazis entendent tirer la leçon du précédent polonais. L'échec des plans d'expulsion imaginés au cours des mois précédents les conduit à envisager une "solution" plus radicale pour les juifs présents sur leurs nouvelles terres de conquête : leur liquidation systématique.

Commence alors ce que Raul Hilberg a appelé l'époque des grands "nettoyages meurtriers". Partout, les mêmes scènes de terreur se répètent : rassemblés dans les villages, les juifs sont ensuite amenés vers un site d'exécution où ils creusent une fosse avant d'être fusillés, soit debout soit après avoir été obligés de se coucher sur les corps de ceux qui sont déjà morts. L'efficacité de cette "méthode standardisée d'assassinats de masse" est redoutable. Fin 1941, 500 000 à 800 000 juifs ont déjà été exécutés de la sorte.

Entre-temps, une autre méthode de mise à mort a été testée : le gazage dans des camions ou des baraquements de fortune. Expérimentée à une époque où la politique antijuive n'obéit pas encore à un "plan préconçu, logique et centralisé", l'idée plaît à Himmler, le chef de la SS, qui s'inquiète des effets secondaires des fusillades sur le psychisme de ses hommes... A l'automne 1941, les réunions s'enchaînent au sommet de l'Etat pour étudier la question. Fin octobre, "le régime nazi a franchi le pas décisif", estime Browning, qui retrace l'infernal concours d'arbitrages qui conduit à la concentration des juifs dans des centres dévolus à leur extermination. Il faudra six mois pour passer de la "conception" à la "mise en oeuvre" de cette politique. Au printemps 1942, le complexe d'Auschwitz-Birkenau devient opérationnel. Plus d'un million de juifs y seront assassinés.

"Je vais à nouveau être prophète, avait déclaré Hitler le 30 janvier 1939. Si la juiverie financière internationale (...) réussissait à précipiter encore une fois les peuples dans une guerre mondiale, alors la conséquence n'en serait pas la bolchevisation de la terre et la victoire de la juiverie, mais l'anéantissement de la race juive en Europe." Trois ans auront été nécessaires pour réaliser cette sinistre prophétie. De cette marche vers l'irréversible, Christopher Browning livre la chronique la plus exhaustive et la plus à jour qui ait été publiée en français.

Thomas Wieder

1) Des hommes ordinaires a été réédité en mars 2007 (Tallandier "Texto", 366 p., 8 €).

Les Origines de la Solution finale. L'évolution de la politique antijuive des nazis (septembre 1939-mars 1942), de Christopher R. Browning. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Carnaud et Bernard Frumer, Les Belles Lettres, 632 p., 35 €.




Sur les traces des "cimetières oubliés"

 
LE MONDE DES LIVRES | Article paru dans l'édition du 02.11.07.

 

Symptôme indiscutable d'un important tournant historiographique, on assiste depuis quelques mois à une véritable prolifération de colloques internationaux sur la Shoah à l'Est, cette Shoah en dehors des camps qui se solda notamment, entre 1941 et 1944, par l'assassinat de près d'un million et demi de juifs ukrainiens. Après une longue focalisation sur l'univers concentrationnaire, ce déplacement du regard vers les massacres à ciel ouvert, commis par les unités mobiles de tuerie allemandes ou roumaines et leurs auxiliaires, était ainsi au coeur d'un remarquable colloque sur "La Shoah en Ukraine", qui s'est tenu à Paris du 1er au 3 octobre.

Tendance révélatrice, la douloureuse question de la collaboration des acteurs locaux y fut parmi les plus débattues. Avec, pour la première fois, une forte participation d'historiens ukrainiens, jointe à un partenariat inédit entre des institutions aussi diverses que l'université de Paris-IV - Sorbonne, le Mémorial de la Shoah à Paris, le Musée de l'Holocauste de Washington et l'association Yahad-In Unum, que préside le père Patrick Desbois. Cette internationalisation de la recherche est relativement nouvelle. Elle témoigne "d'une dynamique très positive, encore impensable il y a quelques années", insiste Edouard Husson, l'une des chevilles ouvrières de cette manifestation.

CHOC MÉMORIEL

La même remarque vaut pour la conférence organisée deux jours plus tard à Nanterre par l'historienne Sonia Combe, où il fut également beaucoup question de la participation active des Polonais à toute une série de pogroms. Des crimes revus à la hausse et perpétrés, comme en Ukraine, avant ou juste après l'invasion allemande. Un choc mémoriel pour ces sociétés postcommunistes où, ainsi que l'observait l'historien Anatoly Podolsky, "nombreux sont ceux, y compris dans le milieu académique, qui peinent encore à intégrer le destin des juifs dans l'histoire nationale, comme s'il s'agissait d'une histoire séparée qui ne les concernait guère".

A ces chantiers longtemps négligés s'en ajoute un troisième : celui de la Transnistrie, cette bande de territoire située entre le Bug et le Dniestr, qu'Hitler avait cédée en 1941 à son allié roumain, et qui fut, entre 1941 et 1943, le théâtre d'une rare sauvagerie. Signe des temps, le premier colloque mondial sur ce "cimetière oublié" s'est déroulé en mai dernier en Israël, à l'initiative de Florence Heymann, du Centre de recherche français de Jérusalem (CNRS), suivi d'un autre sur le même thème, il y a quinze jours, à Czernowitz (Bucovine), fruit d'une récente coopération entre le nouvel Institut Elie Wiesel de Bucarest et le Musée de Washington. Juifs parqués puis brûlés vifs dans des étables à cochons, marches de la mort, enfants précipités dans des puits, abattage et vente des déportés au paysan le plus offrant pour en récupérer les vêtements, exécutions massives, comme à Bogdanovka, ce Babi Yar méconnu, où, fin 1941, plus de 43 000 juifs furent fusillés en quelques jours par les gendarmes roumains.

Là encore, l'atrocité et la diversité insoupçonnées des méthodes de tuerie, dont on commence tout juste à prendre la mesure, ouvrent de nouvelles perspectives de recherche - de l'avis unanime de tous ces historiens, un continent entier à explorer.

Alexandra Laignel-Lavastine




Un prêtre montre l'exemple aux historiens

 

LE MONDE DES LIVRES | Article paru dans l'édition du 02.11.07.

On ne connaît pas, dans l'étude de la Shoah, de révolution majeure qui n'ait été portée, chaque fois, par une individualité tout à fait singulière. Ce fut le cas de Raul Hilberg et de sa monumentale Destruction des juifs d'Europe, ce classique exclusivement fondé sur des sources allemandes mais dont, dans les années 1950, aucun éditeur ne voulait. Vint ensuite Claude Lanzmann qui, dès 1973, se lança dans un projet au moins aussi fou : réaliser un film non pas sur la Shoah, mais qui soit "la Shoah même". Voilà aujourd'hui qu'un prêtre catholique de 52 ans, conseiller du Vatican pour la religion juive, est à son tour en passe de bouleverser les représentations que nous avions de ce qu'il nomme "la Shoah par balles" dans l'Ukraine occupée.

La clé de cette démarche, on la comprend mieux en lisant ce beau récit autobiographique. Pour le Père Desbois, issu d'une famille de résistants de Chalon-sur-Saône dont la ferme ravitaillait les maquis, tout a en effet commencé le jour où il s'est rendu au camp de Rawa-Ruska. Là où son grand-père avait été interné et où 10 000 juifs avaient été tués. Après plusieurs échecs - le poids du silence -, le maire de cette petite ville de Galicie le conduit enfin, au début des années 2000, jusqu'au site où les derniers juifs de la localité furent mis à mort - des fosses comme il en existe partout en Ukraine. Là, stupéfaction : des personnes âgées se mettent à raconter ce qu'elles avaient vu, à cet endroit, en 1941. Patrick Desbois saisit alors ce dont nul ne s'était avisé : que dans cette région, "la mémoire du génocide existe, et que ce sont les petites gens, les paysans, qui la portent".

C'est le choc. Et le début d'une extraordinaire entreprise qui le conduit, depuis six ans, à sillonner l'Ukraine pour interroger les témoins oculaires de ces tueries, en localiser les charniers et en reconstituer le déroulement. Bien sûr, rien n'est laissé au hasard : l'équipe, composée d'une interprète, d'un cameraman, d'un photographe, d'un expert balistique, de chercheurs et parfois d'archéologues, prend d'abord soin d'éplucher les archives, ensuite confrontées, sur le terrain, aux sources orales.

Parmi les mille découvertes relatées dans ce livre, qui comprend aussi un impressionnant cahier photo, il en est une particulièrement stupéfiante : ce sont les "réquisitionnés", ces villageois, souvent adolescents à l'époque, que les Allemands allaient chercher avant les exécutions. Parfois, plus de 150 enfants étaient ainsi utilisés. Acteurs contraints de ces carnages, ils s'expriment pour la première fois. Il y avait ainsi, note Patrick Desbois, "les creuseurs", tenus de rester sur place avant de combler les fosses ; les "transporteurs" avec leurs charrettes ; les cuisinières pour ravitailler les tueurs, ou encore ces très jeunes filles employées à courir sur les fosses entre deux fusillades afin de "tasser" les corps, parfois ceux de leurs camarades de classe.

Dans ce quotidien de l'horreur, "la liste des petits métiers de la mort est longue", observe l'auteur, qui en dénombre déjà une vingtaine, "et à chaque voyage, elle se rallonge". Comme il le remarque encore, le point de vue de ces tiers englobe, de façon insoutenable, "l'assassiné et l'assassin dans un seul regard". D'où le fait que c'est souvent "par une petite phrase qui semble s'échapper du témoignage que surgit la trace d'une réquisition", comme pour tester si l'interlocuteur est capable de supporter ces paroles.

Le moins qu'on puisse dire est que le Père Desbois adresse ici une grande leçon d'humilité aux historiens qui, non seulement n'avaient jamais pensé à interroger tous ces gens, mais qui, jusque-là, raisonnaient à l'intérieur de la tripartition classique entre victimes, bourreaux et témoins. Comme l'avoua le chercheur allemand Dieter Pohl : "Père Desbois, vos "réquisitionnés", dans aucune archive je n'en ai jamais entendu parler..."

A. L.-L.

Porteur de mémoires, un prêtre révèle la Shoah par balles, du Père Patrick Desbois, éd. Michel Lafon, 330 p., 20,90 €.


 

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