RMI – LES MOTS D'ANDÉOL [2]

Publié le par alain laurent-faucon



Ma vie, un jour, s'est arrêtée et je suis fait comme un rat, - un rat pris au piège. J'ai beau chercher des issues, - je n'en trouve pas. Pourtant je lutte, et lutte encore. En vain ! Ou quasiment ! Tout m'échappe. Tout s'échappe. Et je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Toutes ces promesses que l'on me fait, la bouche en cul de poule et la main sur le coeur. Eh puis rien, jamais rien. Rien. J'attends sans fin les réponses - « ça ne saurait tarder ! », me dit-on d'un air entendu ou supérieur, « ne t'inquiète pas, on s'en occupe ! » me dit-on aussi avec condescendance. Et l'on me prend vraiment pour un con. Et je crois qu'un jour je vais finir par en coller deux ou trois au plafond. Ce qui me retient, c'est que je ne veux pas finir en taule ! Mais je sens, en moi, une rage qui est au-delà de la rage. De toute rage.

On ne donne qu'aux riches, c'est bien connu ... Quand j'étais journaliste et que je travaillais pour divers titres, tout le monde me proposait n'importe quoi pour être bien vu par moi. C'était affolant. Positivement écoeurant. A VOMIR ! Des week-ends par-ci, par-là dans un relais-château, une semaine en veux-tu, en voilà aux Antilles ou au Kenya, ou sur la Côte – « là où tu veux Andéol, ce qui te ferait plaisir mon ami ! » - et, à intervalles réguliers, pour définitivement me ficeler, des gens haut placés me parlaient d'un superbe appartement libre et à louer en plein centre-ville, juste à côté de la mairie centrale, au loyer très modéré, un appartement géré par « nos services ».

Et si, en plus, j'avais été « frangin » - dans la presse, être franc-maçon est une carte de visite, un marchepied, une assurance-vie – tout eût été parfait ! Mais voilà, je n'ai jamais pu supporter la position couchée – et je hais celles et ceux qui se couchent devant le pouvoir, l'argent, les honneurs, devant tous ces paraître qui révèlent la médiocrité foncière et la veulerie de « nos élites » ... et des clercs dont je fais partie !

Alors, suis-je condamné à toujours me battre pour simplement survivre ? Courir, toujours courir, pour trouver simplement 52 centimes d'euro, le prix d'une ficelle de pain !


Jamais de vacances. Jamais de farniente. Jamais un murmure. De gestes tendres. Un aveu.

La solitude, - comme une habitude.
Lancinante.
Sournoise.
La solitude de celles et ceux qui n'ont plus de position sociale.

Car l'on baise toujours position sociale - je l'ai déjà dit et je me répète parce que j'en crève,
l'on baise toujours position sociale. Surtout la femme. C'est l'éternelle romance de la jolie bergère qui épouse le prince charmant ! En revanche, une femme n'épouse jamais un problème. Et un homme qui a des ennuis d'argent est, pour elle, un problème, LE problème.

Il n'y a que les théologiens, ces embrouilleurs de première, et les donneurs de leçon qui disent que l'amour est don, ouverture, altérité.
Tu parles !

J'ai dit un jour à une femme que je n'avais pas de voiture et je me souviens encore de son visage horrifié. Si je lui avais dit que je venais de tuer mon père et ma mère et ma soeur et mon frère et le chien et le poisson rouge, elle m'aurait regardé avec plus d'intérêt ou d'humanité.


Proudhon a écrit philosophie de la misère et Marx lui a répondu en parlant de la misère de la philosophie. Mais c'est la dispute intellectuelle de deux gugus qui n'ont pas vraiment eu faim, qui ne savent pas vraiment ce que c'est que de ne plus rien avoir, mais plus rien, pas même un centime d'euro durant des jours et des semaines ... on ne fait de la philo que si l'on mange à sa faim – tout le reste, tous ces discours de sociologues spécialistes (sic) de la précarité, qui vont voir les pauvres comme s'ils allaient à la pute, qui parlent des gens de peu pour bien vivre, alimenter leur fond de commerce, passer pour des experts auprès de leurs pairs déjà gras du bide, tous ces discours ne sont que foutaises.

Voilà d'ailleurs la vraie obscénité : ce sont tous ces gens-là, ces doctes de la précarité, et toutes ces personnes qui vivent sur le dos des mecs et des nanas qui crèvent la dalle, c'est-à-dire : tous ces prolos de l'intellect et de la pauvreté, tous ces braves nervis – comme le sont toujours les prolos, c'est même le propre du prolo que d'être instrumentalisé par la démocratie et ses oligarchies – , donc tous ces prolos de l'intellect et de la pauvreté, tous ces braves nervis de tous les pouvoirs en place, plus flics dans l'âme que les flics eux-mêmes : je veux parler de tous ces travailleurs sociaux, référents RMI, et assistantes sociales. Il n'y a rien de plus normatif, de plus sectaire, de plus coincé du bulbe que ces gens-là. Se la jouent
« moi je sais tout », jugent, analysent, fichent, condamnent ou daignent « donner une chance », la dernière.


Des problèmes d'argent ? Une impossibilité totale à régler une facture d'eau ou d'électricité et là, alors là, il faut vraiment mettre les mains au fond de ses poches pour éviter de leur en filer une dans la gueule, et avec élan, il faut vraiment prendre son air le plus piteux, le plus soumis, le plus larbin – « à votre bon coeur m'ssieurs dames » – il faut vraiment la jouer ainsi. Sinon tu es foutu. Un pauvre doit baisser les yeux, hésiter, trembler.

Mais je n'y arrive pas. Je ne les supporte pas. Je n'ai pas à me courber, car je n'ai pas à négocier avec quiconque ma dignité. Du coup, ça foire toujours. Je n'obtiens rien. Ou pas grand-chose.



La dignité ne devrait pas, ne devrait jamais se négocier. LA DIGNITÉ N'A PAS A SE NÉGOCIER. Et le système du RMI a ceci de pervers qu'il oblige à négocier sa dignité, à accepter l'humiliation, la non reconnaissance. C'est le côté le plus sordide, le plus poisseux, le plus abject de ce dispositif.

Sans parler du mépris si perceptible, si visible, si prégnant que l'on perçoit partout, où qu'on aille, quoi qu'on fasse : un pauvre, un Rmiste n'est qu'un « ASSISTÉ ».

Et merde !


[à suivre]

 

RMI - LES MOTS DES MAUX

 





Remarque : je me permets de joindre, en annexe, un article du journal le Monde et j'attire immédiatement votre attention sur le titre : « La majorité des RMistes n'attendent qu'un emploi pour sortir de l'assistance ». Le mot, comme l'a si fortement souligné et rappelé Andéol est encore lâché, jusqu'à la nausée : ASSISTANCE !!! Mais il faudra bien qu'un jour les politiques et les journalistes se mettent à penser par eux-mêmes et évitent de répéter n'importe quoi. Faudra bien !!!

Le RMI est, aujourd'hui, un dispositif fourre-tout : un intermittent du spectacle – et j'en connais plus d'un, hélas ! - qui sort du système parce qu'il n'a pas obtenu le nombre de cachets exigés, tombe dans le dispositif du RMI. Un gérant de société non salarié, le jour où il fait faillite, se retrouve également dans ce dispositif. De même, un vacataire comme Andéol – et, là encore, il n'est pas le seul, tout le monde universitaire le sait et se tait, ça arrange tellement de monde ! - n'a que ce dispositif pour ne pas finir SDF.

Il faudrait que l'on dise une bonne fois pour toutes combien le dispositif du RMI est un piège qui se referme et que l'aumône publique – l'assistance ?! - est tellement ridicule que personne ne peut s'en sortir. A propos de la somme versée, tous les services sociaux admettent qu'il est prévu sur celle-ci 150 euros pour manger, se vêtir, et se divertir, soit 5 euros par jour ! Comment, avec un pécule aussi grotesque, espérer pouvoir s'en sortir ? Comment se présenter à de futurs employeurs sans vêtements corrects ? Andéol doit d'ailleurs en parler dans l'une de ses futures chroniques. Rmiste et vacataire à la fac, il lui faut même parfois acheter un livre ou une revue, et, du coup, ses 5 euros lui servent aussi à ça !

Il faudrait que l'on dise également une bonne fois pour toutes que le dispositif du RMI intègre tous les demandeurs d'emploi et tous les chômeurs qui ne peuvent bénéficier des dispositifs habituels – celui des Assedic notamment – et qui, de ce fait, tombent dans l'assistanat (sic !) alors que ce sont des gens qui viennent de perdre leur emploi. Par exemple, Andéol – mais il vous en parlera – travaille parfois tellement qu'il sort du dispositif RMI et qu'il est même imposable ; puis, l'année suivante, il ne parvient pas à obtenir suffisamment d'heures de cours, et il s'enfonce à nouveau dans le RMI. Et le crétin de service dira : c'est un fainéant, un assisté, alors que ce sont les universités et les instituts de formation qui sont responsables de sa précarité, qui s'en servent à bon compte, et l'exploitent comme un vulgaire « péon ».

Observez donc les glissements sémantiques, allez voir de l'autre côté des mots, là où s'accumulent les non-dits, les impensés, les trop pensés, les refoulés, les haines, les rancoeurs, les médiocrités, les bassesses, les jalousies, et vous saisirez comment l'on fonctionne et comment fonctionne notre société. Notre cervelle ressemble davantage à une poubelle qu'à ce lieu mythique qui serait le siège de la pensée, de la belle pensée en train de se faire.

Observez donc les mots, et vous constaterez que le titre de « chômeur » n'est accordé qu'à celles et ceux qui bénéficient « des Assédic » et que tous les autres, quels que soient leurs situations personnelles, leurs parcours professionnels, les raisons pour lesquelles ils n'ont pas ou plus de travail ou se retrouvent sans emploi, tous les autres « tombent » dans le dispositif du RMI et relèvent de « l'assistanat » ! Du coup, il y a les chômeurs d'un côté, l'élite en somme parmi les demandeurs d'emploi, et de l'autre les Rmistes, ces assistés, ces parasites, ces profiteurs – vous savez, ces gens qui, selon les calculs officiels des référents RMI et autres assistantes sociales, ont largement de quoi manger et se vêtir et subvenir à leurs besoins avec 5 euros par jour ! « Salauds de pauvres », disait Coluche. « Déchets humains », répond Zygmunt Bauman.


ALF

 



REVUE DE PRESSE

 

 

La majorité des RMistes
n'attendent qu'un emploi pour sortir de l'assistance

 


LE MONDE | Article paru dans l'édition du 12.12.07.


Loin des clichés souvent colportés sur les bénéficiaires du revenu minimum d'insertion (RMI) - assistés, incapables de respecter les horaires, peu désireux de travailler... -, un sondage commandé par le haut-commissariat aux solidarités actives contre la pauvreté et réalisé par TNS-Sofres montre que 64 % d'entre eux travaillent ou "pourraient travailler immédiatement si on leur proposait un emploi".

Réalisé du 29 novembre au 5 décembre par téléphone auprès d'un échantillon de 1 000 allocataires du RMI, ce sondage dévoilé par Le Monde semble valider l'idée martelée par Martin Hirsch, haut-commissaire aux solidarités actives, selon laquelle "une grande partie de ces personnes ne sont pas éloignées de l'emploi, c'est l'emploi qui s'est éloigné d'elles".

L'absence de proposition d'emploi constitue ainsi le principal frein pour travailler ou retravailler, selon 32 % des sondés sans emploi. Deuxième cause avancée : les emplois proposés ne "conviennent pas" (27 %). Les problèmes de santé (8 %), l'âge (6 %), la distance (3 %) ou le manque de qualification (3 %) sont d'autres obstacles évoqués.

Lorsque l'emploi ne convient pas, c'est qu'il est jugé pas adapté aux qualifications (39 %), qu'il est de trop courte durée ou pas assez bien payé et, en perdant ses allocations, le bénéficiaire du RMI n'est pas sûr d'y gagner (19 %), ou, enfin, qu'il implique des dépenses supplémentaires (transport, garde d'enfant) qui coûteraient autant que ce qui serait gagné (19 %).

« Recentrer les efforts »


"Le RMI avait été créé pour les personnes dans l'incapacité de travailler. Or on s'aperçoit que ce n'est pas le cas pour deux tiers d'entre eux
, estime Martin Hirsch. Le système s'est emballé et a enfermé dans ses filets une population à qui il n'était pas destiné. Ces gens n'ont pas besoin d'un accompagnement social."

Néanmoins, 21 % des personnes interrogées estiment avoir de nombreux problèmes à régler avant de pouvoir trouver un emploi et 9 % pensent ne jamais pouvoir retravailler. Un tiers des sondés se trouvent donc durablement éloignés de l'emploi. "Il faut recentrer les efforts en matière d'insertion sociale sur eux", indique M. Hirsch.

Pour les deux autres tiers, tout l'enjeu désormais va être de déterminer comment lever les obstacles qui maintiennent à l'écart de l'emploi des personnes qui désirent travailler. Ce sera l'un des grands axes de travail du Grenelle de l'insertion, lancé les 23 et 24 novembre à Grenoble, et censé aboutir, en mai 2008, à une série de mesures pour améliorer l'efficacité des politiques d'insertion en faveur des personnes exclues.

Parmi les réformes envisagées, le revenu de solidarité active (RSA), actuellement expérimenté dans une quarantaine de départements et promis à la généralisation au début de l'année 2009, est la plus avancée. Selon le sondage, 86 % des RMIstes jugent que le RSA, dont l'objectif est que le revenu issu du travail soit toujours supérieur aux aides sociales, encouragerait les bénéficiaires de ce minimum social à reprendre une activité professionnelle.

Cependant, l'incitation financière ne suffit pas forcément à déclencher le retour à l'emploi d'un allocataire du RMI. La mobilité est un élément crucial : 20 % des sondés estiment que ce dont ils ont le plus besoin pour retravailler est un moyen de transport. "On va mettre le paquet là-dessus", promet M. Hirsch.

Enfin, le sondage illustre le phénomène du travail précaire : plus de la moitié des personnes en situation d'emploi (25 % de l'échantillon) affirment que leur rémunération ne leur permet pas de sortir du RMI.

Emmanuelle Chevallereau


Le sondage peut être consulté dans son intégralité sur le site
www.grenelle-insertion.fr.



Chiffres


RMI. Créée en 1988, cette allocation est gérée par les conseils généraux et versée aux personnes de plus de 25 ans (ou ayant des enfants à charge), sans ressources ou ayant des ressources inférieures à un plafond fixé par décret.

Effectifs. 1,18 million de foyers percevaient le RMI le 30 septembre, selon la Drees. Environ 20 % en bénéficient depuis moins d'un an. Un tiers sont dans le dispositif depuis plus de cinq ans. En un an, le nombre d'allocataires a baissé de 7,2 %. Les reprises d'emploi concernent plus souvent des personnes jeunes, inscrites récemment au RMI et sans conjoint ni enfant.

Montant. Une personne seule sans enfant perçoit 440,86 euros par mois. Un couple ou une personne seule avec un enfant reçoit 661,29 euros. Le montant s'accroît avec le nombre d'enfants.




REMARQUE : est-ce toujours l'éternelle guerre des chiffres ? Toujours est-il que je ne comprends pas le chiffre de 440,86 euros par mois donné par la journaliste du Monde. Plusieurs personnes seules, que j'ai interrogées, m'ont dit recevoir autour de 380 euros au titre du RMI – et Andéol m'a montré le document de la CAF intitulé « le point sur vos droits » ; il perçoit, au titre du RMI : 387, 96 euros. Il y a donc une différence d'au moins 50 euros entre la somme réellement perçue par les Rmistes vivant seuls et la somme avancée par la journaliste. Quand on perçoit une telle aumône - ne jamais oublier que le Rmiste est un « assisté » ! -, la journaliste devrait savoir que 50 euros de plus ou de moins constitue une somme absolument faramineuse. Mais pour comprendre ce que je dis là, encore faudrait-il avoir un jour connu la faim et la précarité !

Informations prises auprès de la CAF, le montant mensuel maximum du RMI pour une personne vivant seule est de : 447,91 euros. Mais, explique le document fourni,
« si vous bénéficiez déjà d'une aide au logement, un forfait logement sera déduit de votre allocation Rmi de 53,75 euros pour une personne seule ». En conséquence de quoi, le montant effectif maximum se ramène à : 394,16 euros. Et Andéol perçoit : 387,96 euros.

Il serait plus honnête de préciser que le montant mensuel maximum de 447,91 euros n'est perçu par aucun allocataire vivant seul. En effet le document fourni par la CAF précise que
« si vous n'avez aucune dépense de logement - vous êtes propriétaire ou hébergé(e) gratuitement -, un forfait logement sera déduit de votre allocation de Rmi de 53, 75 euros pour une personne seule ».

En clair, quel que soit le cas de figure, le montant mensuel maximum du Rmi pour une personne vivant seule est de :
394,16 euros.


ALF



« Sans la reconnaissance,

l'individu ne peut se penser en sujet de sa propre vie »



Entretien avec le philosophe Axel Honneth

Philosophie Magazine

 

Axel Honneth, actuel chef de file de l'école de Francfort, où il succède à Jürgen Habermas, se réclame d'une philosophie sociale. Il s'attache à identifier les mécanismes qui, dans le capitalisme contemporain, empêchent les êtres humains d'accéder à la réalisation de soi.

C'est au lycée d'Essen, sa ville natale, où il se retrouve en compagnie d'élèves provenant de milieux ouvriers, qu'Axel Honneth, fils de médecin, prend conscience de l'importance du statut social et des affects qui l'accompagnent, comme la honte ou le mépris. Inscrit en doctorat de philosophie après avoir renoncé à des études de lettres et de théâtre, il publie ses premiers articles dans les années 1970. L'un est consacré à Jürgen Habermas, qu'il n'a jamais rencontré. C'est dire sa surprise quand ce dernier lui demande d'être son assistant à Francfort – ce qu'il devient dans les années 1980. Coup d'envoi d'une brillante carrière qui le conduit à diriger, depuis 2001, l'Institut de recherche sociale de Francfort. À 57 ans, l'auteur de La Société du mépris est l'un des rares critiques de la société contemporaine dont l'oeuvre originale pourrait contribuer à refonder une pensée de gauche cohérente. Comment retrouver une relation vraie à autrui, à soi-même et au monde ?

En insistant sur l'importance de la reconnaissance et du respect de l'individu, en mettant au jour la façon dont le capitalisme néolibéral y porte atteinte, Axel Honneth prolonge avec force la Théorie critique des fondateurs de l'école de Francfort.


Philosophie magazine : Qu'est-ce qu'une société qui fonctionne bien ?

Axel Honneth : C'est une société dont l'environnement social, culturel ou politique permet aux individus de développer une identité autonome ou une relation positive à soi-même. C'est une société dans laquelle chacun devrait pouvoir devenir ce qu'il souhaite être sans avoir à en passer par l'expérience douloureuse du mépris ou du déni de reconnaissance. S'il me fallait résumer d'une phrase mon projet philosophique, je dirais qu'il consiste à réfléchir aux contours que devrait prendre une société pour assurer à ses membres les conditions d'une « vie bonne ». Je pars ainsi du constat qu'il existe dans nos sociétés des déficiences découlant moins d'une violation des principes de justice que d'une atteinte concrète aux conditions de l'autoréalisation individuelle.

L'idée qu'une société peut aussi échouer dans ce sens-là était déjà au coeur de la Théorie critique élaborée par les fondateurs de l'école de Francfort (lire encadré page 55). Ils s'étaient donné comme horizon d'oeuvrer à l'avènement d'une « communauté d'hommes libres ». Si la perspective marxiste qui dominait cette approche me paraît en partie dépassée, sa visée éthique n'a, elle, rien perdu de sa charge explosive en ce début du XXIe siècle. À l'heure de la mondialisation, l'évolution prise par le capitalisme s'oriente de fait dans une direction où les conditions du respect et de l'estime de soi risquent d'être considérablement meurtries, que ce soit à travers les tendances à la marchandisation, à la destruction des relations privées ou à travers les exigences de performance qui pèsent sur chacun.


Philosophie magazine : Par cette visée éthique, l'école de Francfort ne s'inscrit-elle pas dans le sillage de ce que vous appelez la « philosophie sociale » ?

Axel Honneth : Absolument, bien que la notion de « philosophie sociale », dont je me réclame, soit rarement employée en France. J'entends par là cette grande tradition qui assigne à la philosophie la tâche spécifique de diagnostiquer les pathologies sociales, autrement dit les perturbations qui réduisent ou détruisent les conditions requises pour mener une « vie réussie ». De Jean-Jacques Rousseau à Cornelius Castoriadis ou Charles Taylor, en passant par Karl Marx, Max Weber, Michel Foucault ou Jürgen Habermas, ce courant de pensée va ainsi inventer un nouveau genre d'enquête philosophique dont la préoccupation première n'est pas tant de pointer les inégalités ou les injustices sociales, que de mettre au jour les critères éthiques d'une vie accomplie ou plus humaine. Hannah Arendt a, par exemple, accordé une valeur particulière à la participation active des citoyens à la vie démocratique, cette pratique permettant aux individus de parvenir à la conscience de leur propre liberté.


Philosophie magazine : Pouvez-vous nous éclairer sur la notion de « lutte pour la reconnaissance », au coeur de votre réflexion ?

Axel Honneth : Pour en saisir la nouveauté, il faut partir du modèle utilitariste encore dominant dans les sciences sociales. Ce modèle considère la société comme une collection d'individus motivés par le calcul rationnel de leurs intérêts et la volonté de se faire une place au soleil. Du coup, il est incapable de rendre raison de ces conflits qui naissent d'attentes morales insatisfaites et que je place au coeur même du social. En m'appuyant sur le jeune Hegel, mais aussi sur les acquis de la psychologie sociale (de George Herbert Mead à Donald Winnicott), je propose de comprendre les confrontations sociales sur le modèle d'une « lutte pour la reconnaissance ». Cela suppose que la réalisation de soi comme personne dépende très étroitement de cette reconnaissance mutuelle. C'est pourquoi je distingue trois sphères de reconnaissance, auxquelles correspondent trois types de relations à soi. La première est la sphère de l'amour qui touche aux liens affectifs unissant une personne à un groupe restreint. Seule la solidité et la réciprocité de ces liens confèrent à l'individu cette confiance en soi sans laquelle il ne pourra participer avec assurance à la vie publique. La deuxième sphère est juridico-politique : c'est parce qu'un individu est reconnu comme un sujet universel, porteur de droits et de devoirs, qu'il peut comprendre ses actes comme une manifestation – respectée par tous – de sa propre autonomie. En cela, la reconnaissance juridique se montre indispensable à l'acquisition du respect de soi. Mais ce n'est pas tout. Pour parvenir à établir une relation ininterrompue avec eux-mêmes, les humains doivent encore jouir d'une considération sociale leur permettant de se rapporter positivement à leurs qualités particulières, à leurs capacités concrètes ou à certaines valeurs dérivant de leur identité culturelle. Cette troisième sphère – celle de l'estime sociale – est indispensable à l'acquisition de l'estime de soi, ce qu'on appelle le « sentiment de sa propre valeur ».

Si l'une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut, l'offense sera vécue comme une atteinte menaçant de ruiner l'identité de l'individu tout entier – que cette atteinte porte sur son intégrité physique, juridique ou morale. Il s'ensuit qu'une des questions majeures de notre époque est de savoir quelle forme doit prendre une culture morale et politique soucieuse de conférer aux méprisés et aux exclus la force individuelle d'articuler leurs expériences dans l'espace démocratique au lieu de les mettre en actes dans le cadre de contre-cultures violentes.


Philosophie magazine : Appliquée à la situation qui prévaut en France, cette grille de lecture paraît très éclairante : crise des banlieues, loi sur le port du voile à l'école, concurrence des mémoires… Quel regard portez-vous sur ces évolutions ?

Axel Honneth : Il convient d'être très attentif aux effets négatifs engendrés par la dépréciation de certains modèles de réalisation de soi. S'ils n'entrent pas en conflit avec les valeurs universelles, il y a un risque à les dévaluer. Que ceux qui se conforment à ces modèles particuliers ne puissent plus accorder à leur existence la moindre signification positive eu égard aux fins éthiques communes que s'assigne la collectivité. Sur le voile islamique, je qualifierais ma position d'agnostique : dans la mesure même où nous ne pouvons pas connaître avec certitude les raisons qui poussent un certain nombre de jeunes filles à porter le foulard, on ne devrait pas l'interdire dans l'espace public. Si le désir de porter le voile peut traduire une forme d'oppression, familiale ou communautaire, il peut aussi relever d'une logique d'émancipation ou d'une volonté d'affirmation de soi autonome. Quant aux récentes controverses autour du « devoir de mémoire », elles montrent combien la reconnaissance sociale est liée à la dimension du passé. Il me semble légitime que certains individus échouent à se sentir membres à part entière de la société dans laquelle ils sont nés aussi longtemps que l'histoire de l'oppression ou du génocide subis par leur groupe n'a pas été publiquement reconnue et débattue.

Toute proportion gardée, n'oublions pas que la pleine reconnaissance par les Allemands des crimes commis contre les Juifs a conditionné, après-guerre, le retour de ces derniers dans la vie publique. On retrouve d'ailleurs dans le débat français contemporain certains des arguments échangés en Allemagne lors de la « querelle des historiens » (Historikerstreit) de 1986-1987 à propos du passé national-socialiste. Les uns disaient en avoir assez de la culpabilité, de la repentance et de l'autoflagellation, revendiquant le droit de marcher la tête haute. Les autres, dont Jürgen Habermas, soutenaient que, pour marcher la tête haute, il faut assumer la responsabilité du passé et se montrer capable d'en débattre ouvertement.


Philosophie magazine : L'interprétation de ces polémiques en termes de « prolifération des victimes » ne vous paraît donc pas pertinente ?

Axel Honneth : Le statut de victime étant désormais valorisé, il convient d'être prudent. Reste qu'entre une vraie victime (même indirecte s'il s'agit de descendants d'esclaves ou de colonisés) et une fausse (celle qui instrumentalise l'histoire pour se promouvoir sur la scène médiatique), la distinction n'est pas bien difficile à établir. Encore une fois, la lutte pour la reconnaissance publique des faillites morales du passé me semble légitime, et on peine, de ce côté-ci du Rhin, à comprendre pourquoi tant d'intellectuels français s'y montrent aussi peu sensibles. J'avancerai un autre argument : c'est justement la reconnaissance publique des crimes du passé, même commis il y a fort longtemps, qui détermine la sortie de l'état de victime. Sans cette reconnaissance, l'individu ne peut en venir à se penser en sujet à part entière de sa propre vie.


Philosophie magazine : Vous consacrez la dernière partie de La Société du mépris à explorer les « paradoxes » du capitalisme néolibéral. Ce thème constitue aussi le fil directeur de La Réification, votre prochain livre à paraître en français. La critique du capitalisme aurait-elle encore un avenir ?

Axel Honneth : Ces paradoxes ou ces « pathologies » tiennent à mes yeux à ce que les idéaux d'émancipation, qui ont beaucoup progressé dans le monde occidental au cours des trois dernières décennies, semblent presque entièrement récupérés par le néolibéralisme et, de là, retournés en leur contraire. Si les possibilités d'épanouissement individuel se sont élargies (avec l'éducation, les voyages, le temps libre, la consommation, etc.), elles se trouvent désormais détournées au profit de l'idéologie managériale de la performance économique. On peut à cet égard parler de régression morale. Le principe de réalisation de soi ainsi instrumentalisé donne naissance à de nouvelles pathologies – sentiment de vide intérieur, d'inutilité, d'anxiété, etc. L'énorme pression néolibérale contraint les individus à se penser eux-mêmes comme des produits et à se vendre en permanence : il faut sans cesse se présenter comme étant hypermotivé, flexible, adaptable, etc. Ce n'est donc plus l'aptitude au dialogue intérieur et à la solidarité qui se trouve privilégiée, mais ce qui contribue au contraire à ruiner cette aptitude : l'extension d'un rapport de plus en plus marchand et stratégique à soi-même et aux autres. En ce sens, la reconnaissance, qui conduit à reconnaître en autrui une commune appartenance à l'humanité, doit être prolongée par une autoreconnaissance, soit l'assomption par chacun de son unicité, laquelle transcende tout traitement comme un objet.

Étant donné qu'il ne s'agit pas de revenir au monde d'hier, la question demeure de savoir comment contrebalancer ces tendances pathogènes que la mondialisation ne fait qu'accroître. Ma réponse ne se situe pas, à la manière de certains républicains français, du côté d'une restauration des communautés politiques nationales. Des solutions ne pourront émerger que dans le cadre d'une Europe forte à même de résister aux aspects négatifs de la globalisation, mais à condition de ne pas faire dériver la solidarité européenne de nos traditions culturelles ou de nos racines chrétiennes. Cette dernière approche me paraît peu féconde. Je pense que le sens de la solidarité ne se consolide vraiment qu'à la faveur d'expériences partagées dans le domaine de la « productivité » – non pas seulement économique, mais aussi artistique ou intellectuelle.


Philosophie magazine 
: Vous semblez toujours vous situer à égale distance de l'éthique libérale et d'une éthique communautarienne …

Axel Honneth : Ma tentative pour mettre en lumière la grammaire morale des conflits sociaux partage avec Kant et la tradition libérale l'attachement à la notion d'autonomie ainsi qu'à des normes aussi universelles que possible. Je crois cependant avec les « communautariens » [courant de philosophie politique, critique des méfaits de l'individualisme libéral, Ndlr] que l'autoréalisation de l'être humain exige des formes de relations intersubjectives, les individus ne se constituant en personne que lorsqu'ils apprennent à s'envisager – à partir d'un « autrui » approbateur ou encourageant – comme des êtres dotés de qualités et de capacités positives .

Propos recueillis par Alexandra Laignel-Lavastine

 


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